Sur le mot Commune 1848-1871

 

 

 

1848,1870/1871 : nous avons là deux situations analogues où se pose la même question : que doit-t-il en être de cette toute neuve République dont on n’a fait encore au XIXe siècle aucune expérience réussie ?

 

Le socialiste allemand Rittinghausen avait lancé dans une série d’articles  parus dans La Démocratie pacifique, septembre 1850, mai et novembre 1851, puis dans une brochure La législation directe par le Peuple l’idée d’un « gouvernement direct » de la République, qui n’est pas sans rapport avec la Commune à venir. S’en inspirant très étroitement, Victor Considerant formulait à son tour, au même moment un projet analogue  dans La Solution, ou le gouvernement direct du Peuple. Fouriériste de toujours, il voyait dans le phalanstère une commune modèle, qu’il ne s’agissait que de multiplier et d’insérer dans un ensemble national.

Un gouvernement « direct » n’est possible qu’au sein d’un système qui repose  sur l’association d’unités politiques de taille  petite ou médiocre. La commune étant à l’évidence une unité trop étroite, on donnera pour base au système national l’association de plusieurs communes en une « Commune-canton ». Renouvier, Fauvety et quelques autres élaborent en 1851 un projet d’organisation « communale et centrale » de la République.  [i] Très, sans doute trop précis et fouillé, il n’est peut-être pas pour autant totalement irréaliste ; déconstruire le centralisme, décentraliser révolutionnairement sans pour autant toucher à l’unité de la République, c’est le problème qu’a cru aussi pouvoir résoudre la Déclaration au Peuple français du 19 avril 1871, trop brièvement et trop confusément pour être convaincante.

 

Parallèlement s’ébauchait le projet d’une transformation de la société par l’Association ouvrière corporative généralisée. Elle est prônée par les anciens  communistes des années 1840 : La Commune sociale,[ii] puis La Solidarité[iii][ de Fombertaux, Eugénie Niboyet et Pauline Rolland tentent un moment  d’unifier les associations ouvrières parisiennes existantes. Dans la seconde moitié de 1851, le projet de la Presse du Travail  se donnait pour but « d’unir toutes les associations partielles d’un même état dans une grande association corporative », en vue de  la possession collective des instruments de travail.

Ces deux projets,  l’association ouvrière générale, le social, la Commune-canton le politique, étaient déjà réunis chez un Constantin Pecqueur, qui les développe longuement en 1849 et 1850 dans Le Salut du Peuple, journal de la science sociale.

 

Considerant, dans Le Socialisme devant le vieux monde, décembre 1848, avait cru pouvoir prédire : « La Révolution sera en permanence jusqu’à l’entrée en voie d’organisation d’une société capable de substituer de la base au sommet, de la commune à l’État, de l’État à la grande famille (l’Humanité) confédérée, l’association au morcellement, l’accord à la lutte, la paix à la guerre, la liberté de tous à l’esclavage du grand nombre, la richesse générale enfin à tous les degrés de la misère y compris la misère des égoïstes et même celle des bons riches. […] Le temps du grand phénomène palingénésique de la rénovation du vieux monde a sonné… ».

 

Ce n’est pas la République qui est advenue, mais l’Empire, expression du plus pur centralisme despotique aux yeux des républicains  de toutes tendances.

 

Une frange du parti républicain s’intéresse dans les années 1860 à l’institution communale, au niveau le plus local de la démocratie, la commune, alors étroitement tenue en main par mes maires nommés par le pouvoir central.[v] C’est au sein de la Commune, sur les problèmes local et quotidien, que se fait l’apprentissage  de la République. Ainsi Vacherot en 1863 dans La Démocratie : « La commune n’est pas […] une simple unité administrative ; c’est une unité naturelle s’il en fut ; c’est la société dans son commerce le plus direct, le plus fréquent, le plus intime. »  Ou Jules Simon, dans La Liberté politique, [vi]  « Le patriotisme communal est l’école du patriotisme ; l’intervention dans les affaires de la commune habitue les citoyens à la vie publique les initie à la connaissance des affaires. La stabilité, la grandeur des institutions communales est la plus sûre de toutes les garanties de l’ordre dans les commotions politiques. [… ] Une bonne organisation des communes importe plus que toutes les constitutions politiques à la société et à la liberté. » Ou encore Jules Barni, dans son  Manuel républicain [vii] : « La commune est le point de départ de cette vaste association qui constitue une nation et dont elle représente l’unité politique. Elle est comme l’alvéole de l’état. »

L’ « alvéole », un terme cher aux fouriéristes.

 

Les droits de la Commune sont ici limités, uniquement ou presque, aux domaines administratifs – sauf l’élection des magistrats locaux. Cela n’a peut--être rien de vraiment révolutionnaire, bien que Ferry ait parlé beaucoup plus fortement qu’on ne croit en 1869, dans un discours au Congrès de la Paix et de la Liberté de Lausanne, de « destructions nécessaires » et de nécessaire décentralisation administrative.

 

Le programme du journal La Réforme,[viii] le 4 juillet 1868 avance des idées bien plus contestataires : « Responsabilité effective et permanente  de tous les agents du pouvoir, quel que soit leur rang. » […] « Les communes, les cantons et les départements affranchis de le tutelle administrative pour tout ce qui concerne les intérêts locaux, et administrés par des mandataires librement élus. […] L’unité nationale fermement maintenue pour tout ce qui concerne les intérêts généraux du pays »

On n’oublie pas pour autant  l’influence de  Proudhon, que vulgarise Vermorel, Le Parti socialiste, (1870), rendant Proudhon lisible et apparemment praticable. On ne saurait cependant, comme on l’a trop fait et trop souvent, s’y limiter.

 

A gauche et à l’extrême gauche républicaines, à la fin de l’Empire, on retrouve cette critique vigoureuses de la centralisation, de la fausse représentation, et l’idée  du gouvernement direct, réellement démocratique

 

Le fouriérisme est encore présent avec le projet d’une espèce de phalanstère non utopique,  la« Commune sociale égalitaire » de Jules Allix, qu’il  développe le projet devant le public très populaire des Folies Belleville en octobre 1869, du boulevard de Clichy en décembre. L’historien suisse Charles Rihs en avait souligné la possible influence en 1871.[ix] Mais il s’agissait là seulement  de l’organisation d’une commune rationnelle égalitaire, non d’une tentative  de reconstruction de l’édifice politique national.

 

J’attacherai beaucoup plus d’importance  aux propositions de Jean-Baptiste Millière dans ses articles de la Marseillaise.[x]

La souveraineté du peuple y est posée initialement comme « principe absolu ». En découle la nécessité du gouvernement direct par des mandataires, commis, soumis au  contrôle populaire.

On opérera « l’introduction faite successivement dans les lois générales de la solidarité des intérêts c’est-à-dire des principes communautaires. »

 

 Et, comme premier  moyen une dictature révolutionnaire de Paris. Paris n’impose rien, il n’est qu’un guide éclairé ; une avant-garde qui a l’initiative de la grande réforme. Elle  «  s’exerce momentanément par le peuple de Paris en vertu de l’initiative qu’il a prise et de l’assentiment de la France entière, pendant le temps nécessaire pour organiser la souveraineté du peuple dans toutes les communes de la République. Lorsque cette organisation définitive fonctionnera régulièrement, la nation d’administrera elle-même. En attendant, le peuple de Paris devrait pourvoir aux questions les plus urgentes ». Dictature à la romaine, provisoire, et – ce que redira précisément la Déclaration de la Commune du 19 avril, « dictature de l’exemple. »

Le peuple sera organisé dans chaque quartier par sections. La commune est gérée par toutes les personnes majeures, y compris les femmes, réunies en assemblée générale, avec un bureau permanent d’administrateurs élus chaque année. À la tête du pays, une commission exécutive, fonctionnant publiquement. Des fonctionnaires élus et révocables, un gouvernement direct, « mais sans anarchie ».

Au programme de cette dictature parisienne :

Séparation de l’église et de l’état

Abolition des armées permanentes, remplacées par une garde nationale mobilisant les hommes  de 20 à 50 an. Expropriation par les communes des établissements industriels et agricoles mis au chômage ou non exploités. « Les ouvriers qui seront occupés au moment où la révolution s’accomplira continueront le travail si le patron y consent. Si le patron veut l’interrompre, l’exploitation se fera par les ouvriers constitués  en association générale par profession. » Pour le commerce, organisation de magasins généraux et de bazars.

 

Millière traite plus rapidement du problème des campagnes. Il ne fait que suggérer leur réorganisation en groupes comprenant « un nombre d’habitants  assez nombreux pour que toutes les conditions de la sociabilité puissent se rencontrer… » Dans toute Commune – élargie aux dimensions probablement du canton – une assemblée délibérante de toutes les personnes majeures, même les femmes. Les communes s’approprient  le sol, pour une production en commun, avec répartition selon les besoins. L’autorité nationale est représentée dans chaque commune par un fonctionnaire.

Il s’agit d’autonomie communale sans briser l’unité nationale, en attendant les Etats-Unis européens.

« Nous avons fait la part de la Commune aussi large que le prescrit et le permet la nature des choses. […] Aller plus loin, ce serait la désagrégation des parties constitutives de la nationalité. Revenir au fédéralisme communal, ce serait reculer vers le passé. »  Le programme de la Commune de 1871 est déjà là tout entier.

 

Une solution parallèle, qui retrouve l’idée d’une liaison intime entre le  mouvement d’émancipation politique et le mouvement d’émancipation économique et sociale, amorcé notamment par les communistes dès1848 est amorcée dans le rapport que fait Pindy au Congrès de Bâle de 1869 de l’Association Internationale des Travailleurs, au nom de la Commission chargée de la question de l’organisation des sociétés de résistance.[xi] Le but poursuivi est beaucoup plus large que la simple création de sociétés de résistance. Il devra se former «  un groupement local qui permet aux travailleurs d’un même lieu d’entretenir des relations journalières ; puis un groupement entre les différentes localités, bassins, contrées etc. […] Le groupement des différentes corporations par ville forme la commune de l’avenir.  […] Le gouvernement est remplacé par les conseils de corps de métiers réunis, et par un comité de leurs délégués respectifs, réglant les rapports du travail qui remplaceront la politique ». 

 

La Commune, la République communale est – en projet au moins chez certains –  sera aussi bien démocratique que sociale. Elle devra mettre en œuvre les deux projets en vérité intimement  associés de 1848-1851 de grandes associations ouvrières fédérées et d’une démocratie directe, réelle. Pierre Giraud dit l’Assommeur, insurgé de Juin 1848, simple ouvrier frotteur, avait donné à son juge cette définition de ce qu’il entendait par République démocratique et sociale : « Par démocratique j'entends que tous les citoyens soient électeurs, et par sociale qu'il soit permis à tous les citoyens de s'associer pour le travail. »


On pourrait trouver les mêmes mots en 1871.

 

 



 

 



[i] Gouvernement direct. Organisation communale et centrale de la République. Projet présenté à la Nation pour l'organisation de la Commune, de l'Enseignement, de la Force publique, de la Justice, des Finances, de l'État, par les citoyens H. Bellouard, Benoît du Rhône, F. Charassin, A. Chouippe, Erdan, C. Fauvety, Gilardeau, C. Renouvier. J. Sergent, etc., Paris, Librairie républicaine de la Liberté de penser, 1851, in-8, 461 p. Voir à ce sujet Fabrizio Bracco, Democrazia diretta e democrazia rappresentativa nel dibattito tra democratici e socialisti in Francia. 1850-1851, p. 579-614.

[ii] La Commune sociale, de Charavay et Fombertaux ; six numéros, 5 décembre 1848- 5 mai 1849,

[iii] La Solidarité, n°1, octobre 1849, n° 3, décembre 1849.

[iv] n°1, octobre 1849, n° 3, décembre 1849.

[v] C’est un point développé par l’historien anglais Sudhir Hazaareesingh : From Subject to Citizen: The Second Empire and the Emergence of Modern French Democracy, Princeton University Press, 1998, 408 p ? Il montre l’existence d’une  troisième tendance au sein du parti républicain, qui prône le « municipalisme », entre la tradition jacobine du parti et la neuve tendance fédéraliste de Proudhon.

[vi] Edition de 1867, p. 286/7. 

[vii] Le texte n’est publié qu’en1872, mais c’est la réédition d’une série de textes publiés en 1870 à la demande de Gambetta à Tours dans le Bulletin de la République à Tours.

[viii] La Réforme, Journal  du progrès politique et social, Organe de la Coopération, 1868-1869.

[ix] Rihs (Charles), La Commune de Paris, s structure et ses doctrines, 1ème édition,  Seuil, 1973, 381 p.

[x] La Marseillaise,  numéros 1 à 40, décembre 1869 à février 1870.

[xi]  Association Internationale des Travailleurs, Compte-rendu du IVè congrès !s international tenu à Bâle  Bale en septembre 1869 ; Bruxelles, Brismée éd., 1869. Rapport de Pindy au nom de la Commission chargée de la Question des Sociétés de résistance, p. 141-42.


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