L'Association ouvrière 1851-1870

 L’association ouvrière 1851-1870

 
Par-delà le coup d’état, la continuité de l’action et de l’organisation ouvrières
 
Comment meurt une République ? Autour du 2 décembre, Actes du colloque de Lyon - décembre 2001.
 
Ceci n’est qu’un essai de prolonger dans le temps, modestement, l’immense travail de Rémi Gossez sur l’organisation des ouvriers de Paris en 1848/1851.

Les associations ouvrières et le coup d’état 


On dit souvent que, contrairement à ce qui s’est passé à Lyon, il n’y aurait pas eu à Paris de véritable répression systématique du mouvement d’association ouvrière au lendemain du coup d’état. [1] Pour s’être faite dans la  douceur, l’opération n’en a pas moins été efficace. Il y avait alors au minimum 200 associations ouvrières de production vers la moitié de 1851 ; on n’en dénombre plus après décembre que vingt-cinq.

Parmi les plus actives, ont été ou se sont dissoutes d’elles-mêmes l’Association Fraternelle des bijoutiers, celles de Peintres et doreurs en porcelaine, des Formiers, des Menuisiers, des Mégissiers, l’Association des patrons et ouvriers arçonniers de King, celui-ci s’étant compromis dans la résistance au coup d’état. Dissoutes encore l'Association fraternelle des ouvriers tailleurs de Saint-Denis, 39 rue Compoise, et surtout la Réciprocité de Wahry, dernière grande société de production de la Corporation. La Société typographique avait ouvert un atelier social, le Comptoir typographique, le 7 juillet 1850, pour employer ses grévistes, 2 rue du Paon (rue Larrey) ; il disparaît en 1852. Toutes les associations de marchands de vins, limonadiers, cuisiniers et restaurants coopératifs, qui étaient d’importants centres de  sociabilité ouvrière, disparaissent. Le 17 janvier 1850 avait été formé un Syndicat général des associations culinaires. Ses sociétés de travail (elles étaient une quarantaine en 1851), sont toutes liquidées après décembre, sauf cinq. Il y aura plusieurs disparitions un peu plus tardives : l’Association coopérative des ouvriers lithographes, issue de la Société philanthropique de secours mutuel le Prado disparaît en 1854.


Mais on ne traite en général que des associations de production, partielles, celles qu’on va dire bientôt « coopératives »). Ces sociétés de travail ne sont pas les seules frappées ; sont aussi bien touchées les quelques sociétés à caractère corporatif qui subsistaient.

Le 27 décembre 1851 est dissoute la Société auxiliaire des Ouvriers chapeliers fouleurs, qui datait de 1834 et dont l’atelier coopératif contribuait à l’entretien d’ouvriers en grève, ainsi que la Commerciale des Ouvriers Chapeliers réunis, Lhote et Cie. L’Association des manufacturiers des cuirs et peaux aux Batignolles de janvier 1849 doit se saborder. La Société de Secours mutuels des ouvriers orfèvres travaillant dans la partie du couvert en argent, dissoute une première fois à la suite d’une grève en 1851, avait donné aussitôt naissance, le 1er novembre, à l’Association fraternelle des Ouvriers fabricants de couverts en octobre novembre 1851 ; celle-ci disparaît en 1852.

Plusieurs cas de répression étaient d’ailleurs antérieurs à décembre. La grande Association fraternelle des ouvriers tailleurs Bérard et Cie,23 rue du Faubourg  Saint-Denis, avait été dû être liquidée dès la moitié de 1851. La société de Secours mutuels des Ouvriers imprimeurs sur étoffes, 6 cour Saint-Benoît à Saint-Denis, avait été dissoute sur décret présidentiel dès le 15 avril 1851. [2] Et surtout la Société Générale des Ouvriers chapeliers réunis, formée en mars 1849, dissoute par arrêté  le 27 septembre 1851. Ses 1.500 membres avaient participé à la  fondation de l’Association fraternelle, qui a cinq ateliers et dépôts en 1851. Cette Fraternelle de production est dissoute après décembre ainsi qu’une Association égalitaire des ouvriers chapeliers de mai 1849. Dissoute encore le 7 octobre 1851 la Société de secours mutuel des chapeliers fouleurs, qui donnait les secours de grève. La corporation des chapeliers, une des plus anciennement actives – ses premiers pas remontent à la Restauration - a  payé le prix fort.

 

 

L’Association et la Corporation

 

Malgré tout, l’idée d’association et sa pratique vont tenacement survivre bien au-delà de 1851. Il faut bien entendre ce qu’on comprend alors par association. Pour bien des contemporains, le mot était vague : « Déjà (en 1848), retentissait de tous côtés le mot d’association, mot mal défini, mais ayant par cela même, une puissance magique, puisqu’il devait changer l’ancien état de choses et guérir les plaies sociales. Nous comprenons mal aujourd’hui la séduction et la puissance qu’exerçait alors ce seul mot sur les ouvriers et même sur les gens instruits. » [3] Historiquement, on a souvent rétréci l’extension du terme à l’association partielle de production ou de travail. [4] On étudie, en les distinguant trop clairement, plusieurs formes juridiques possibles d’association : sociétés de secours mutuel, de résistance, de crédit mutuel, de solidarité, chambres syndicales, alors qu’elles sont fréquemment dans la réalité intimement mêlées, sinon confondues. Un même corps de métier peut utiliser toutes ces formes, en même temps, successivement, ou concurremment. Association, qui va étroitement de pair avec Corporation, suppose dans tous les cas, la chose est claire dès 1848, un projet total, l’appropriation corporative des moyens de production, à quoi on peut parvenir par plusieurs détours.
 
On reviendra donc ici d’abord brièvement sur la démarche ouvrière concrète en matière d’association et d’organisation ouvrières telle que l’a décrite Rémi Gossez pour la période 1848/1851. [5]

La grande préoccupation des travailleurs parisiens de 1848 à 1851 est l’organisation du travail, ou mieux, comme le soulignait Gossez, l’organisation des travailleurs. Aux lendemains de février s’étaient multipliées les  assemblées de corps de métier qui avaient pour projet la constitution de sociétés qui rassembleraient  la totalité des ouvriers d’un même métier. Telles la Société générale, politique et philanthropique des Mécaniciens et serruriers, la Générale du bronze, celles des cordonniers et bottiers ou des papiers peints… Ces « générales » ont un ou plusieurs ateliers  dits fraternels (et égalitaires), ateliers de secours corporatif ou de production. La corporation, corporation rajeunie, démocratiquement transformée, vise tout simplement à prendre en main la production.

Mais la IIe République pratiquait une politique limitative du droit d’association. Le décret de février 1848 reconnaissait «  que les ouvriers doivent s’associer pour jouir des bénéfices de leur travail » ; Carnot y avait fait cependant ajouter le 27 mai 1848 la mention « sous réserve que les associations purement privées n’affecteraient pas le caractère de corps constitués ayant une existence propre ». La Commission d’encouragement aux associations ouvrières de juillet, formée pour aider à la formation d’associations ouvrières, avait refusé de subventionner celles qui pouvaient se révéler corporatives, donc « socialistes » :  maçons et tailleurs de pierre, serruriers, menuisiers en bâtiments, tailleurs, chapeliers, cordonniers et bottiers, fondeurs en cuivre, dessinateurs sur papiers peints et tissus, tanneurs et corroyeurs, typographes : soit, à peu de chose près, la moitié des corps de métiers parisiens. Et la répression des lendemains de juin avait mis fin aux assemblées corporatives : la Générale des mécaniciens ne donne plus signe de vie après l’insurrection.

Les corporations et leurs sociétés avaient dû alors « se replier » sur l’association  partielle de travail, généralement dite en ce cas « fraternelle ». Elle pourrait être un premier pas vers une future association corporative ; elle restait un centre légal minimum de cohésion dans le corps de métier, en même temps qu’elle était un refuge en cas de chômage ou de grève. Quelque deux cents ateliers s’étaient ouverts à Paris en 1849/1850, n’occupant qu’un petit nombre d’ouvriers, généralement d’élite, recrutés par la société dite « d’adhérence », autrement dit la corporation ou ses représentants. L’Almanach pour 1850  en recense 255 ; l’Almanach des Corporations nouvelles en dénombre 205 pour 1851 : il n’y a plus guère alors qu’une association pour chaque profession industrielle, contrôlée par des délégués de la corporation.

 

Il était vite apparu  indispensable de solidariser ces associations partielles. Ce furent les projets successifs de Société des Corporations réunies de juin 1848, puis d’une Chambre syndicale du Travail, fin décembre, pour « relier entre elles toutes les associations et les centraliser ; […] (les) créditer au moyen d’une caisse commune et établir entre elles l’échange direct des produits. » Le projet fait long feu, comme la Banque du Peuple de Proudhon, puis Mutualité des Travailleurs, qui visait, au début de 1849, à une solidarisation des associations par l’organisation du crédit gratuit. En juillet 1849, une Union essénienne se voulait « association universelle, solidaire et fraternelle de producteurs et de consommateurs » ; elle ne vit que quelques mois.

Seule l’Union des Associations fraternelles de Jeanne Deroin, d’octobre 1849, paraît avoir trouvé un écho réel chez les travailleurs, ce que tend à prouver l’arrestation de ses dirigeants le 29 mai 1850. Elle prévoyait une commission centrale de tous les délégués des associations, et particulièrement la « mutualité du travail et du crédit […] qui sera fondée sur le développement de la production qui acquerra une impulsion puissante par le bon d’échange, intermédiaire pour l’échange réciproque des produits ». En étaient, entre autres, Bouyer et Cohadon, au titre de la société des maçons, le lithographe Jean-Baptiste Girard, membre de l’Association Polytechnique.


Un ultime  projet, plus vaste, s’élaborait dans la seconde moitié de 1851, celui de la Presse du Travail, appuyée la Société typographique. Son audience fut alors probablement médiocre, mais les idées qu’elle répandait étaient grosses d’avenir. La Presse du Travail se donnait pour but de réorganiser les travailleurs sur la base de ce qu’elle nomme la corporation « nouvelle ». « Il y a nécessité, pour les associations partielles d’un même corps d’état, de s’unir dans une grande association corporative, et pour les corporations nouvelles ainsi formées par les réunions des sociétés partielles, de se grouper au moyen d’un organe central. […] À l’idée de pure résistance à la baisse du salaire, (les travailleurs) ont ajouté l’idée de l’association en vue de la possession des instruments de travail, association qui rend à les élever à la condition de fonctionnaires de la corporation et à faire disparaître toutes les distinctions de salariés, de bourgeois et de capitalistes. […]  L’association corporative […] tend à réunir autour d’un même instrument de travail les savants, les artistes, les industriels, à les affranchir de toute domination et à substituer à l’exploitation parcellaire actuelle, de grands ateliers organisés. Sous ce rapport, elle mérite le nom de corporation. »


Un texte du 18 octobre 1851 de Victor Laugrand, gérant de La Presse du Travail, précisait : « Ce que nous entendons par association, c’est celle qui doit exister entre tous les travailleurs d’une même corporation. […] Ce que nous demandons et que nous voudrions voir se réaliser, c’est que l’instrument de travail ne soit plus la propriété exclusive d’un seul ou de quelques-uns, mais devienne la propriété collective d’une corporation toute entière. […] C’est là qu’est le salut du prolétariat. […]L’association partielle, toute imparfaite qu’elle soit, est chargée de la résolution d’une partie du problème, mais elle la résoudrait bien imparfaitement si elle n’avait pas pour but de faire participer la corporation toute entière au bienfait de sa conquête. Associations partielles, sociétés de secours mutuels, toutes n’ont qu’un même intérêt, l’affranchissement des travailleurs ; toutes doivent se réunir dans un commun effort, pour atteindre le même but : l’acquisition de l’instrument de travail au profit des ouvriers de même profession, au profit en un mot de la corporation. » [6]
 
1861 « L’organisation des travailleurs »
 
 
Rémi Gossez faisait déjà le lien entre ce texte et les thèmes que développe de nouveau, après le silence des années 1850, une « brochure orange » publiée en 1861, « L’organisation des Travailleurs par les corporations nouvelles », signée de 80 participants appartenant à diverses associations. La continuité est évidente : parmi les  signataires, le fondeur en caractères Jean Brunelle, les passementiers Loy, (qui sera un des premiers membres de l’Internationale à Paris) et  Célestin Parent, le typographe Bosson, qui tous quatre avaient appartenu à la Société de la Presse du Travail, ainsi que Jean-Baptiste Girard, qui avait été de l’Union des Associations et gère désormais l’Association polytechnique d’éducation des travailleurs.Le texte est pratiquement un décalque des propositions de la Presse du Travail.

« Ce n’est pas le travail qu’il s’agit d’organiser, mais les travailleurs. [...] Quand on parviendrait à organiser des associations partielles qui fonctionnassent, si l’on s’en tenait là on aurait manqué le but. C’est comme si, eu lieu de tendre à améliorer ou changer les rouages du gouvernement, on formait dans l’État une série de petits gouvernements particuliers. […] Chaque jour on demande des libertés communales et provinciales comme base d’une réelle liberté politique ; il n’est pas moins nécessaire de réorganiser les corporations afin de faire contrepoids à l’immense autorité que le progrès national a fournie au pouvoir central. […] L’autonomie corporative n’est pas moins légitime que l’autonomie nationale, et ne sera pas moins féconde. […] Les corporations, pour se relever, ont besoin de l’intervention de l’État, comme l’Italie, pour se relever, avait besoin de la France. Mais cette intervention doit être bornée au temps strictement indispensable à l’affranchissement. » Cependant « L’intervention prolongée (de l’État) serait mauvaise pour la corporation comme pour les nations. Elle doit, pour être efficace, être momentanée. […] Rendez-nous à nous-mêmes, puis laissez-nous suivre notre développement libre et régulier. »

Corbon a dit lui aussi dans Le Secret du Peuple de Paris l’importance qu’a conservée sous l’Empire l’idée corporative :  «  De tous les systèmes tendant à organiser le travail, celui qui donnerait une existence légale à la corporation serait celui qui répondrait le mieux au sentiment des ouvriers ; et j’ajoute que là où cette institution est le plus vivement désirée […] se trouvent précisément les travailleurs dont l’intelligence est le plus exercée, et qui sont les plus ardents partisans du progrès économique. » « Qu’y a-t-il au fond de la pensée des ouvriers qui songent à ressouder le lien corporatif ? […] Il y a le besoin d’une résistance collective à l’avilissement des salaires, et par suite à l’avilissement du travailleur. » [7]

 

Le thème de l’association nécessaire est fréquemment évoqué ou développé par les délégués ouvriers à l’Exposition universelle de Londres en 1862. Une forte minorité réclame la création de « sociétés corporatives », professionnelles, « chambres corporatives ». Les Bronziers, sous la plume de Mallarmet, souhaitent la reconstitution de la corporation, non pas la corporation fermée, « mais la corporation réformée, ouverte, accessible à tous », « démocratique ». Ils reprennent à leur tour les thèmes mêmes de la brochure orange. [8] « Le véritable remède aux misères de la grande masse ouvrière […], c’est la possession en commun des instruments de travail par les travailleurs ; autrement dit, c’est l’Association dans la production, c’est l’Association s’étendant, se généralisant, embrassant dans leur ensemble tous les modes, toutes les manifestations de la mutualité. Oui par elle, et uniquement par elle, par l’extinction graduelle du capital usuraire, des intermédiaires parasites, les travailleurs obtiendront […] le bien-être, la richesse même en tout temps, et de surcroît, entre égaux, la dignité et toute l’indépendance désirable. » « Tout en affirmant que l’Association doit être le fruit de la spontanéité, de la liberté, qu’elle doit résulter de l’initiative des travailleurs, nous soutenons également que c’est le devoir du pouvoir, de la gérance sociale d’en favoriser l’éclosion et le développement. […] À l’État, mais à l’État bien constitué, bien disposé, comprenant sa mission, incombe le devoir d'inciter les travailleurs à entrer dans cette voie salutaire. » On sait que l’état bonapartiste ne fut pas tout à fait insensible à cette revendication, tout en cherchant à la limiter sévèrement.


Le thème est plus clairement encore formulé encore par les délégués à l’Exposition de 1867. L’association est « le grand principe d’émancipation », visant à substituer le travail en commun au travail isolé. Elle « confond en un seul le patron et l’ouvrier. » « Le capital, fils du travail, s’est déclaré maître de son père. » Les délégués des Ferblantiers réclament « l’association sous toutes ses formes possibles, crédit, consommation et production », pour « nous soustraire au patronat ». Pour les tabletiers en écaille, « Le droit d’association doit figurer en tête des réformes demandées par la classe ouvrière ». Pour les orfèvres, « C’est à nous de constituer notre avenir et notre indépendance, et à un État bien constitué d’aplanir les difficultés, de nous aider à affirmer notre droit de vie matérielle et sociale. Nous y arriverons par la solidarité et l’association, qui seront la base de la société nouvelle. » Les cordonniers enfin :« Unisson nos efforts, groupons nos forces, associons-nous, à l’exploitation opposons l’association qui permet une répartition équitable et qui, au point de vue économique de production générale, est un véritable progrès. Opposons puissance à puissance, et tout en respectant les positions acquises, substituons-y graduellement un système économique profitant à tous. » [9]

Prolongeant l’idée, une majorité de délégués demande la constitution de chambres syndicales corporatives en face de celles des patrons. La chambre syndicale serait « une commission permanente qui dirige ou éclaire toute la profession, s’occupe de toutes les questions, salaire, chômage, assurance, statuts d’association, d’apprentissage « (délégués des ébénistes). Ces chambres seraient constituées – on cite pêle-mêle - pour « établir des liens fraternels entre tous les ouvriers d’une même profession », « arbitrer », « aider les conseils de prud’hommes, voire les remplacer partiellement pour juger les différends, juger les questions ouvrières mieux que ne font les prud’hommes » (délégués des mécaniciens), « surveiller l’apprentissage », « organiser le placement des ouvriers », la « prévoyance maladie et chômage », évidemment la résistance en matière de salaires, bref, « discuter tous les intérêts relatifs à notre industrie », en même que former, dans chaque cas, une association de production qui soit finalement corporative, pour « devenir maître de son instrument de travail ». [10]

 

Associations de travail et sociétés coopératives

 

 

La chaîne n’a jamais été vraiment rompue. L’organisation réelle des Travailleurs continue ou reproduit sous l’Empire ce qui avait été commencé en 1849/1851, et auparavant, procédant par la force des choses souvent comme à l’inverse :  il faut aller plutôt alors de l’association partielle de travail, qui a pu survivre, à là société générale corporative qu’il faut reconstituer.
 
Dans les années 1860 subsistaient une quinzaine d’associations partielles de production, sans parler des groupes corporatifs clandestins, et c’est souvent sur cette base fragile que va renaître le mouvement d’organisation corporative. Pour ne citer que les grands corps de métiers, chez les tailleurs d’habits existe toujours l’association de travail la Solidarité, Carra et Cie, qui ne disparaît qu’en 1869 ; l’Association des fabricants de lanternes de voiture d’avril 1849, filiale de la fraternelle des ferblantiers lanterniers ; l’Association fraternelle des ouvriers menuisiers en fauteuils, qui continue d’exister en dépit de l’arrestation de son gérant Auguste Antoine en décembre1851 ; l’Association des Ouvriers tourneurs en chaises d’octobre 1848, commanditée par leur « société d’adhérence » ; les ouvriers facteurs de pianos, qui ont encore deux ateliers de bonne taille. Dans de plus petits corps de métier, l’Association pour la Fabrication des Cannes et Manches de Parapluies, dite la Famille ; l’Association fraternelle des ouvriers Lunetiers, qui va devenir elle aussi patronale, l’Association des ouvriers fabricants de limes. Les premières citées, celles des grands corps de métier, ont contribué à maintenir la cohésion dans la profession.

Trente-cinq  sociétés de production se fondent encore à Paris de 1863 à 1866, s’ajoutant à la quinzaine qui datent de la période antérieure. On en compte en 1868 55, qui toutes pour la plupart existent encore en 1870. On parle désormais  de sociétés « coopératives », et on tend, chez les théoriciens du moins, à substituer au terme d’association celui de coopération. [11] Le mot, d’origine évidemment anglaise, apparaît au début des années 1860. Au Congrès de Genève de 1866, le Mémoire des délégués français consacre tout un chapitre à « La coopération distinguée de l’Association ».

« Tandis que l’association englobe des individus qui, cessant d’être des personnes, deviennent des unités, la coopération, au contraire, groupe les hommes pour exalter les forces et l’initiative de chacun. L’association, c’est la subordination de l’individu au groupe. Ce qui fait au contraire, l’essence de la coopération, c’est que, grâce au libre contrat, les individus, non seulement s’obligent synallagmatiquement et commutativement les uns envers les autres, mais ils acquièrent encore par le pacte une somme plus considérable de droits et de libertés, sans avoir aucune atteinte à leur libre initiative, qui se trouve au contraire augmentée de toute la somme d’efforts apportée par chacun. Jusqu’à ce jour, l’association a voulu dire : soumission de l’individu à la collectivité aboutissant presque infailliblement à l’anéantissement de la liberté et de l’initiative individuelle. » Une petite presse fait propagande pour ce mouvement neuf, mais seulement en apparence. Du 1er novembre 1864 au 7 janvier 1866 paraît L’Association, bulletin des sociétés coopératives françaises et étrangères, mensuelle, puis hebdomadaire, dont le gérant en est Élie Reclus. Lui succède en août 1866, après son interdiction, La Coopération : le changement de titre est significatif.  Celle-ci se transforme enfin le 1er décembre en un journal, La Réforme, journal du progrès politique et social, organe de la coopération. Parallèlement, de novembre 1865 à novembre 1866, avait paru La Mutualité, journal du travail, des sociétés coopératives et de secours mutuel : Pierre Vinçard, l’animateur du mouvement corporatif en 1848, y collabore ; son frère Jules, plus coopératiste, en est le gérant.

 

Jeanne Gaillard, dans un article de 1965, a donné, faute de référence suffisante à 1848, une interprétation trop limitative de ce mouvement. [12]  Elle envisage exclusivement, et hors de contexte, le cas de l’association de production qui, selon elle, « en 1862/1863 et 1870, vit un second printemps qui n’aura point d’été ». Elle n’aurait été qu’un « pis-aller ». « L’association cherche à intégrer une troisième force sociale dans le système capitaliste, en aucune façon elle ne cherche à le renverser. En aucune façon elle ne prélude à un socialisme quelconque. […] On a l’impression que tente de s’esquisser un mode de production parallèle à la production capitaliste, à la foi analogue et rivale de celle-ci. […]« L’association apparaît comme une forme sociale résiduelle. […] Elle est un rêve, mais elle n’est pas une perspective du mouvement ouvrier, ou plutôt pas encore. » [13]

Il est exact que certaines professions ont choisi les voies étroites de la coopération proprement dite, qui n’a pas toujours été un échec. Exact également que se développera après 1870 ou 1890 un mouvement coopératif autonome. L’association de travail, dans les années ici étudiées est un but premier, toujours partagé par les meilleurs militants, ou plutôt préalable : ils sont rares à s’en contenter.

Parallèlement, quoique quelque peu en marge, se développent des sociétés de consommation à l’exemple anglais - dit-on du moins- de la grande coopérative de Rochdale. [14] 1848 avait connu aussi bien les sociétés de consommation. En 1850, la société des Ménages – entre autres -  comptait quelque 2.500 sociétaires, avec sept succursales. Longuement décrit par Gaumont, le mouvement repart en 1864 avec la création d’une Association générale d’approvisionnement et de consommation, qui prend peu après pour titre la Sincérité ; parmi ses fondateurs, Delbrouck, Jean-Baptiste Girard, qui avaient été de l’Union des Associations, Carra, de La Réciprocité des Tailleurs, Bouyer, des Maçons … Le 14 mai 1866 s’ouvre à Belleville l’Économie ouvrière, avec en 1867 une succursale au Faubourg Saint-Antoine ; on y retrouve le passementier Parent. On compte en 1868 douze sociétés de ce genre dans la capitale ; il en subsiste six en 1870. On notera un cas qui pourrait bien faire apparaître l’évidence d’une continuité étroite avec le mouvement de 1850. Une société dite La Ménagère, association générale des familles pour la consommation, avait été fondée le 1er octobre 1850, 12 rue de la Fontaine au Roi. Varlin habite en 1865 au 22 de la rue : il fonde en1866 une société qui reprend le titre de La Ménagère, et, en avril 1868, devient la Marmite. [15]

 

Formes de la continuité

 
 
La continuité d’un mouvement d’association passablement tenace, en dépit et bien au-delà du choc de 1851, est évidente dans presque toutes les professions.
 
Il peut n’y avoir pas eu d’interruption notable. C’est le cas du Livre. La Société typographique de 1839, qui était dès cette date de résistance sans le nom, avait 1.500 adhérents au début de 1848. Tous ses dirigeants avaient pour un moment et arrêtés en décembre, mais la Société survivait, quoique divisée depuis 1850 sur la question du secours maladie entre celles qu’on appelle la Mère, la Société typographique et la Fille, l’Association libre du tarif. Elles se réconcilient et fusionnent en 1860, comptant alors à nouveau 1.500 adhérents.

Il existe un cas de reproduction presque à l’identique, qui permet de supposer une remarquable mémoire collective, ou du moins une survivance clandestine de la corporation. La Société de Secours mutuels et Fraternels des Imprimeurs sur étoffes de Paris et de ses environs (avec trois succursales, Paris, Puteaux, et Saint-Denis), autorisée en juillet 1848, avait établi un atelier sociétaire et avait été dissoute, on l’a dit, dès le 15 avril 1851. Après l’échec d’une grève des teinturiers en étoffes de 1866, une Société d’épargne et de crédit est formée en septembre 1866 à Puteaux, Courbevoie, Clichy, Suresnes et pays environnants, avec Benoît Malon, son ami Ange Née. Elle se transforme 13 octobre 1867 en société de consommation, La Revendication, Société civile de Puteaux, Courbevoie, Clichy et Suresnes, à qui existe encore en 1871. Elle est surtout une pépinière de militants pour l’Internationale dans la banlieue et après une nouvelle grève en juillet 1867, elle mène, sous la direction des mêmes hommes, à la formation de la Société civile d’épargne et de crédit mutuel des imprimeurs sur étoffes qui est le syndicat de la profession.

 

Continuité par l’association de production
 
Dans un corps de métier dont les effectifs sont aussi dispersés que celui de la chaussure, l’association de  production a maintenu un indispensable semblant d’unité.
La vieille Laborieuse des cordonniers de 1840 avait contribué à la formation en 1848 de la Générale des Cordonniers et bottiers. Celle-ci a fondé en 1848 l’Union fraternelle, Association générale des ouvriers cordonniers et bottiers, avec une caisse philanthropique et une caisse commerciale ; la première donne le secours mutuel, la seconde doit créer une association de travail. Après le coup d’état, la caisse philanthropique se réorganise en société de Secours mutuels, qui n’en donne pas moins les indemnités de chômage. La Laborieuse subsiste également, avec sa société de production, Berthélémy, Vallerot, Locoge et Cie. Elle participe à l’élection des délégués cordonniers à l’exposition de Londres, et durera jusqu’en 1898. La société de secours mutuels La Cordonnerie fondée en 1860, délègue également à 1862 en même temps que les trois compagnonnages de la profession, les Compagnons du Devoir, l’Ere nouvelle du Devoir, l’Alliance fraternelle, scission de la précédente. [16]

En 1861, nouvelle tentative d’association de production des ouvriers cordonniers, 85 rue Rambuteau, sous la raison Bedouch et Cie. Parallèlement se constituait, en juillet 1866, la Société civile d’épargne et de crédit mutuel des ouvriers cordonniers dans le but de former une association de production. En octobre 1866/août 1867 1866, les mêmes hommes, notamment Bedouch, avec des cordonniers surtout de La Chapelle, de Montmartre, des Batignolles créent la chambre syndicale, 39 rue Saint-Sauveur : ce sont les cordonniers qui semblent avoir utilisé pour la première fois le terme de « chambre syndicale », en décembre1866.

 

Les ouvriers du métal, industrie au contraire concentrée, ont fait depuis leurs échecs relatifs de 1848/1850 quelques essais très limités d’associations de production ; ce sont elles qui ont dû avoir assurer un minimum de cohésion dans leurs corps de métiers. Ils semblent en tout cas vouloir reprendre en 1867/1868 le projet de « Générale » de 1848, lançant un avis « Aux ouvriers de toutes les professions se rattachant à la mécanique : ajusteurs, chaudronniers, dessinateurs, fondeurs en fer et en cuivre, forgerons, modeleurs mécaniciens, mortaiseurs, perceurs, raboteurs, tourneurs sur tous métaux, etc. » [17] Il n’en sortira que des chambres particulières, en premier lieu en septembre 1868 celle des ouvriers mécaniciens, le plus gros syndicat parisien qui compte 5.000 membres au début de 1870, et ouvre, active pendant la guerre et la Commune, une association de production.

 Continuité par le biais du secours mutuel

 L’organisation ouvrière a de toute façon toujours subsisté sous la vieille forme de la société de secours mutuel. Ces sociétés, qui s’étaient multipliées pendant la Restauration, anodines en apparence, ont dès ces temps anciens maintes fois constitué des centres de résistance ouvrière, tout particulièrement chez les chapeliers. On en comptait à Paris 264 en 1847, avec 22.600 membres, 348 en 1850. Audiganne dénombre en 1860 « au moins 383 », dont 123 approuvées, avec « guère moins de  80.000 membres ». [18] La Société de Secours mutuels des ouvriers tapissiers de Saint-François, qui remonte à 1818, a maintenu l’unité de la corporation après 1851. La Société centrale des artistes culinaires a survécu à décembre en se transformant en société de secours mutuel en janvier 1853. Celle des joailliers  subsiste jusqu’en 1874 et n’est pas tout à fait étrangère aux grèves de la profession. Des sociétés de secours mutuel d’ateliers existent dans quantité de profession, chez les ouvriers en pianos des fabriques Érard, Pleyel, les ébénistes, les relieurs, les ouvriers du cuir…

Par la loi du 15/28 juillet 1850, les sociétés de Secours mutuels étaient déclarées d’utilité publique, mais voyaient leur activité strictement réglementée. Interdiction leur est faite de donner le secours chômage ou retraite, et il leur faut l’agrément du gouvernement. Le décret du 25 mars/2 avril 1852 met les sociétés dites « approuvées » sous stricte surveillance administrative ; leurs présidents sont nommés par l’Empereur. Les sociétés seulement « autorisées » jouissent d’à peine plus de liberté. 


Ce ne sont pas nécessairement les sociétés innocentes que voudrait la législation. La société de Secours mutuels des maçons de 1840, qui vivra jusqu’en 1895, n’est pas sans lien avec l’Association Fraternelle des Ouvriers maçons et Tailleurs de pierre, 12 rue Monge, dont Bouyer est l’administrateur en 1869 comme en 1850. Ce 12 de la rue Monge va être le siège de l’Union syndicale des ouvriers en bâtiments de 1867/1868 qui cherchait à fédérer toutes les professions maçons, tailleurs et sculpteurs de pierre, couvreurs, plombiers… Une « Générale » encore en somme, mais qui ne donnera, difficilement d’ailleurs, naissance qu’à des chambres particulières à chaque profession. Les ouvriers en Papiers peints ont continué une vie clandestine avec Charpiot. président en 1848 de la Générale des ouvriers en papiers peints, président encore bureau électoral de la Corporation qui désigne les délégués à l'Exposition de 1862. La Société humanitaire (de secours mutuel) des ouvriers en papiers peint de 1847 vit toujours et compte 260 membres en 1863.

 Du secours mutuel à la résistance

 Le secours mutuel peut conduire à l’association de production et à la résistance syndicale étroitement mêlées. L’un des meilleurs exemples de continuité par ce biais est celui de la « Réunion » des coupeurs de chaussures. Elle était une dissidence en 1851 de la Société de secours mutuels des coupeurs et brocheurs de chaussures de 1847 (de Saint Crépin), sise 11 rue de la Cossonnerie. [19] C’était une société tout informelle, dite « l’Assiette », car il n’y a pas de cotisation imposée : lors de chaque réunion, les participants déposent leur obole dans  une assiette. C’est la Réunion qui désigne les délégués à Londres en 1862, soutient les grèves pour les dix heures de 1862 et 1864. Elle  compte 250 membres en 1857, 580 en 1867, et son lien est direct avec la Société de résistance et de solidarité des coupeurs tailleurs qui se forme en juillet 1868, et devient Chambre syndicale en décembre 1869, avec les mêmes hommes, Jacques Durand, Bestetti, Napoléon Gaillard, et le même siège 11 rue de la Cossonnerie.  En 1870 elle ouvre une association de travail 71 quai de Valmy, dont les gérants sont Bestetti et Durand, qui travaille pour la Commune et ne disparaîtra qu’en1880.

On peut trouver bien des exemples d’une très longue continuité. La Société de secours mutuels des ouvriers Fondeurs en cuivre de la ville de Paris avait regroupé en août 1851 la vieille société de Secours mutuel de 1821 et la Bourse auxiliaire de prévoyance et de secours formée en 1833. Elle  s’est maintenue au-delà du coup d’état, portant dans ses statuts que « le nombre des membres est illimité ». Son effectif oscille de 140 à 160 membres. C’est elle qui a pris la direction de l’agitation gréviste de 1853, 1855 (qui rassemble 1.700 fondeurs sur 2.000) et 1858. Elle  est présidée par Grandpierre, également conseiller prud’homme de la profession et son délégué, avec Pischof à l’Exposition de 1862. Le 1er mai 1863, sur proposition de Pischof, est constituée une Société des Collectes centralisées pour les malades et les vieillards qui dirige néanmoins le mouvement pour la journée de dix heures. Elle passe tout aussi bien en 1865 à la production, ouvrant un atelier au 4 bis rue de la Pierre-Levée. Les fondeurs forment en outre le projet inabouti de fonder une chambre syndicale qui ne verra le jour qu’en septembre 1872 sous le nom de « Société de solidarité mutuelle des ouvriers fondeurs en cuivre ».

La Société des Ferblantiers d’avril 1848  avait paru disparaître après juin 1848. Elle s’est seulement rétrécie en atelier social, l’Association fraternelle et générale des ouvriers des ouvriers Ferblantiers réunis. Au moment du coup d’état, 200 ouvriers travaillaient dans ses deux établissements, 70 rue de Bondy et 51 rue des Vinaigriers. Plusieurs de ses membres ont été arrêtés en décembre, mais la Fraternelle et générale n’en a pas moins continué d’exister. Dissoute en mars1856 pour activités illégales, elle se reconstitue aussitôt comme société de secours mutuels. Ce sont huit de ses membres qui fondent 19 mars 1865 la Société de prévoyance et de résistance des ferblantiers tourneurs repousseurs, à la fois caisse de résistance et caisse de secours maladie, 471 adhérents en mai 1868. Elle est alors l’un des piliers de l’Internationale parisienne. Trente-huit des siens créent en 1868 la Société générale des ouvriers ferblantiers réunis, coopérative de production Fraget et Cie, 75 Faubourg du Temple ; il faut être membre de la société de résistance pour en faire partie. 

La Générale des chapeliers, qui prolonge elle aussi une tradition qui remonte à 1817, s’est également maintenue sous le couvert d’une société de Secours mutuels. Dissoute en mai 1853 pour avoir soutenu une grève, elle est reconstituée le 31 octobre 1854. Quoique « autorisée »  elle pratique le secours chômage autant que le secours mutuel, pour 750 sociétaires en 1855, 1.300 à 1.400 en 1866/1870. Trois tentatives échouent d’établir des coopératives de production à la suite de la grande grève de 1865. La Chambre syndicale des chapeliers proprement dite est constituée le 12 décembre 1869. Elle vaut d’être spécialement mentionnée, car elle est la première  à n’être plus localement corporative : « La Chambre syndicale s’occupera immédiatement de fédérer toutes les sociétés de France et fera appel aux chapeliers des différentes nations. »

 Naissance du crédit mutuel

 On a là un retour au projet de Jeanne Deroin, qui avait développé l’idée de l’organisation nécessaire d’un crédit mutuel ouvrier avec l’Union des associations, puis dans sa Lettre aux Associations sur l’organisation du crédit de 1851.

 En 1856 se sont formées dans le Marais et le Faubourg Saint-Antoine de petites sociétés de crédit, « non déclarées, non autorisées, formées entre camarades, entre gens qui se connaissent bien. » [20]  Il ne s’agit encore que de prêt mutuel à taux réduit, notamment pour la consommation. Mais très tôt le mouvement s’étend et élargit ses projets. Le 2 juin 1857 est fondée celle qu’on nomme la Société-mère du Crédit mutuel, la Banque de Solidarité commerciale. Elle essaime rapidement, et en juin 1861, les sociétés parisiennes de crédit existantes réunissent « une sorte de congrès » et élaborent des statuts type pour les Sociétés « de Crédit mutuel et de Solidarité commerciale ». Les neuves Sociétés de Crédit mutuel se donnent désormais pour but de rassembler les épargnes ouvrières en vue de l’établissement d’associations de production. Une toute première Société de Crédit Mutuel des ébénistes s’est constituée en ce sens  à la fin de  1863, avec dix commissions dans le Faubourg Saint-Antoine ; elle groupe, avec plusieurs petites organisations  similaires du faubourg, quelque 900 membres. On va voir qu’elle n’est pas sans postérité. C’est également pour commanditer des associations de production qu’avait été fondée le 27 septembre 1863 la Société de Crédit au travail, à l’impulsion de l’icarien Beluze et au siège  même du bureau icarien. Elle compte parmi ses fondateurs Cohadon de l’Association des maçons, Louis Kneip, facteur de pianos, du Crédit mutuel du Faubourg du Temple, Brosse, de l’Association des fondeurs, Beau, d’une association de mécaniciens, le bijoutier Claude Antoine Favelier. Celui-ci est un exemple de ces quelques hommes qui ont assuré la continuité du mouvement. C’est un ancien du journal L’Atelier, trésorier en 1850 de la Société des Ménages. Il appartient sous l’Empire, avec son fils Léon, lui aussi bijoutier en doré, tout à la fois à la société de crédit des ouvriers bijoutiers joailliers et à deux sociétés de Crédit mutuel locales, le crédit mutuel du quartier du Temple et l’Union nationale du Faubourg Saint-Antoine. [21]

Le Manifeste des Soixante (1863) évoque l’existence de trente-cinq sociétés de crédit mutuel « fonctionnant obscurément à Paris ». Audiganne note  en 1865 qu’« Il existe […] à Paris, de trente à quarante sociétés de crédit mutuel. […] Toutes sont postérieures à 1857. […] Trente sociétés qui figuraient dans la statistique comptaient ensemble 432  sociétaires à l’origine ; elles ont aujourd’hui 1.367 membres, dont 834 sont des ouvriers. » [22] Selon Abel Davaud, il y en aurait en 1866 53, sans compter les dix groupes fondés par les ébénistes des quartiers de Charonne et des Quinze-Vingts. [23] En 1867, il y en a une centaine comptant 4.000 membres. [24]

Ces sociétés portent le nom de société civile d’épargne (menuisiers carrossiers, charrons, ouvriers en instruments d’optique, mathématique et de précision, 1868), d’épargne et de crédit mutuel (imprimeurs sur étoffes 1866, ouvriers fabricants de musique en cuivre 1868), de solidarité (ouvriers de la Céramique, 1868, passementiers 1868), de solidarité et de prévoyance (corroyeurs, 1868, Tonneliers 1869, tisseurs en canevas 1869). Elles ne vont pas pour la plupart s’arrêter à ce premier projet en apparence limité. [25] 

 Du crédit mutuel à la prévoyance et à la résistance

 Le Crédit mutuel conduit lui aussi, indirectement ou directement, à la pratique de la résistance. L’exemple le plus  parlant est celui de la Société de crédit mutuel et de solidarité des ouvriers du bronze. On note une belle continuité ici encore avec le mouvement de 1848/1851. Le 11 novembre 1849, l’union de toutes les catégories de bronziers s’était faite autour de la Société générale des ouvriers de l’Industrie du Bronze : une société civile « d’adhérence », (la corporation) préparait l’Association générale Libre, Égalitaire et Fraternelle des Ouvriers de l’Industrie du Bronze, ouverte en octobre 1851 dissoute dès le lendemain du coup d’état. L’organisation s’est maintenue clandestinement dans la profession. En novembre 1860 se fonde une minuscule Société de Crédit mutuel des ouvriers du Bronze, filiale de la société-mère de 1857. C’est elle qui nomme les délégués à l’exposition de 1862, dont Mallarmet. Jules Placide Mallarmet est un second exemple, probablement le meilleur, de ces hommes trop obscurs  qui ont maintenu le flambeau. Ancien du journal communiste La Fraternité des années 1840, il a été de la Générale des Bronziers, délégué par sa corporation à la première exposition de Londres de 1851, condamné en 1851 à Algérie plus, et, retour d’exil, délégué de nouveau à l’exposition de1862. Il  participe encore activement, à 51 ans, à l’organisation  de la grève de 1867. C’est du premier crédit mutuel, apparemment limité, que sort, en janvier 1865, immédiatement  après la grève de 1864 pour les dix heures, la Société de Crédit mutuel et de Solidarité des ouvriers du Bronze, 11 rue de l’Oseille. C’est la Solidarité qui organise à son tour la grande grève de 1867 ; elle comptait 3.000 adhérents en fin 1865, elle en a  6.000 au moment de la grève.[26] Elle vise tout aussi bien à la formation d’une association de travail corporative. [27] « La tâche de l’avenir, nos camarades l’ont tous devinée. Si la grève améliore notre salaire, elle nous oblige par cela même à consacrer une partie de la surélévation obtenue à une besogne qui doit achever notre émancipation. […] Allons donc de l’avant, l’émancipation complète s’y trouve : L’ASSOCIATION. » Les statuts et pratique de la société des Bronziers ont été imités par les Tailleurs, les Ferblantiers.

 Le passage à la résistance a été généralement moins direct. Le 19 décembre 1863 naît la Société de crédit mutuel des ouvriers facteurs de pianos et orgues, dans le seul but apparent de fonder une association de production. Elle  a pour gérants Vivier et Cie, puis Jeanningros, 108 sociétaires en 1864. Sept de ses membres ont immédiatement mission de former la commission de grève de décembre 1864, pour les dix heures, et un salaire de 0,50 franc de l’heure ;  il y aura 2.000 grévistes. La société de crédit mutuel, 367 membres, rachète une ancienne association de production en avril 1865. Elle prend en1870  le nom de Société de crédit mutuel et de prévoyance des ouvriers facteurs de pianos et orgues, avec toujours pour gérants Jeanningros et  Vivier.

La Société de résistance et de solidarité des ouvriers lithographes, fondée en 1864 par la minorité de la société de secours mutuel Le Prado donne aussi bien le secours chômage, notamment lors de la  grève de 1865 ; elle a alors 400 adhérents. Ce sont de quelques-uns de ses membres qui fondent la coopérative Guillaumin et Cie mars 1866. Des dissidents du Prado et de la Résistance forment ensemble, le 18 juillet 1868 la Société de solidarité et de prévoyance des ouvriers lithographes qui compte à la fin de 1868 593 membres.Les deux sociétés, Prado, Résistance et Solidarité vont continuer un temps une existence parallèle ; leur fusion, préparée en mars 1871 se réalise en 1872, rassemblant 1400 adhérents.

On ne manquera pas de citer enfin la Société civile d’épargne et de crédit mutuel des ouvriers relieurs, fondée en 1857, autorisée, suspecte de néo-bonapartisme. En mai 1866. elle s’épure, et avec Clémence, Varlin, et le petit groupe d’Internationaux qu’ils ont rassemblé autour d’eux, devient purement et simplement, sans le nom, le syndicat de la profession.

 Du crédit mutuel à la chambre syndicale

 La continuité, chez les Peintres en bâtiments, remonte presque au début du siècle. Leur « Fraternelle » possédait quatre succursales de production en 1851. Elle était fille de la société de Secours mutuels La Parfaite Union, de 1811, qui reprend le flambeau après 1851. Avec la participation active de celle-ci, la corporation se met en grève an août 1852 pour les 4 francs pour dix heures. En octobre 1866, les peintres forment une Société civile d’épargne et de crédit qui ouvre en février 1869 la coopérative l’Union fraternelle des ouvriers peintres en bâtiments. Ce sont des membres de la société d’épargne qui fondent en avril 1867 la Société de solidarité et de prévoyance des ouvriers peintres en bâtiments, 1.800 membres fin 1867, qui a le même siège que la société d’épargne et crédit. Ses statuts sont calqués sur ceux des bronziers. Elle fonde la coopérative du 56 rue Sedaine. Et si la Société de solidarité doit se dissoudre au début de1869, quelques mois après, en août, se constitue sur ses débris la Chambre syndicale, 14 rue des Deux-Ponts, toujours avec les mêmes hommes.

Les tailleurs avaient demandé en 1862 qu’il leur soit permis de constituer  une  chambre syndicale mixte, « mi-partie ». Une société de secours mutuel  antérieure à 1848, libre, non autorisée, s’était maintenue après 1851 ; une seconde, autorisés est formée le 30 juin 1865. En même temps que cette dernière, l’Association générale d’ouvriers tailleurs (de production), Sauva et Cie, 33 rue de Turbigo, de 1863 assure la continuité. Les membres des deux sociétés constituent le comité qui anime grande la grève de mars-avril 1867, au cours de laquelle se constitue la Société de crédit mutuel, de solidarité et de prévoyance : ses statuts, on l’a dit, reproduisent ceux de la Société des Bronziers et elle prend dès juin 1868 le nom de Chambre syndicale.

 L’Association fraternelle et démocratique des ouvriers menuisiers 24 mars 1848, puis « Corporation des menuisiers », avait pris le nom, le 21 mars 1849, de Corporation en Secours mutuel des Menuisiers, qui prévoyait la formation d’une association de production, et surtout s’étendait en 1852 à tout le département de la Seine. Elle n’est plus en 1858 qu’une société de Secours mutuel ordinaire, avec seulement 270 adhérents, donnant seulement les secours maladie, infirmité et vieillesse : elle subsistera jusqu’en 1879 sous son titre quarant’huitard. Mais, parallèlement, et sûrement liée avec elle,  naît en 1865 la Société de crédit mutuel et solidaire des menuisiers en bâtiments du département de la Seine qui devient, le 8 décembre 1867, l’Union fraternelle, société civile d’épargne et de crédit et ouvriers menuisiers en bâtiments, et ouvre d’abord un atelier coopératif, l’Association de production des ouvriers menuisiers en bâtiments du département de la Seine, 1 rue Gay-Lussac C’est d’elle que naît, en août 1869, L’initiative, chambre syndicale des ouvriers menuisiers.

 L’idée de société « générale » comme en 1848, paraît toujours vivace. On l’a vu dans le cas des mécaniciens, des bronziers, ou du bâtiment. Dans un corps de métier où la continuité avait été assurée, on l’a vu, par l’association de production et de multiples sociétés de crédit mutuel, la Société de Prévoyance et solidarité contre le chômage de toutes les spécialités des ouvriers de l’ébénisterie, fondée en 1864, est le moteur de la grève de  novembre-décembre de la même année et de celle du meuble sculpté en 1865, en même temps qu’elle forme le projet, à la suite de l’échec des deux grèves, d’une Société générale coopérative de l’ébénisterie. Le corps de métier a tenté d’aller plus avant encore, en dépit de la dispersion géographique des ouvriers et surtout de la multiplicité de leurs spécialités. En mai/juillet 1868 est formé le projet d’un syndicat général de tous les ouvriers de l’ameublement du département de la Seine.  On y retrouve les mêmes hommes que dans la Société de Prévoyance. [28] Ce projet d’une société vraiment générale ne parvient pas à se réaliser, mais il a contribué à rapprocher la Prévoyance et une Société de protection (contre le chômage) des ouvriers s ébénistes de la ville de Paris de décembre 1867. Toutes deux fusionnent en une Union corporative d’assurances mutuelles des ouvriers ébénistes, syndicat de l’ébénisterie, puis seulement chambre syndicale de l’ébénisterie. [29] Il provoque également la naissance en 1869 de chambres particulières, du Meuble sculpté, des Tourneurs en chaises, Dessinateurs, Menuisiers en meubles antiques, Menuisiers en sièges, Sculpteurs en bois, Marqueteurs. Une Chambre syndicale particulière des Tapissiers avait été fondée en août 1868 ; Dassié, l’un de ses organisateurs et son trésorier était déjà membre de la société de secours mutuel. Association partielle de travail, sociétés de secours, de crédit, de prévoyance, chambre syndicale, tout alors est décidément bien difficilement dissociable.


On dénombre en 1870 106 sociétés qu’on peut déjà dire de type syndical, dont 71 adhèrent à la Chambre fédérale des Sociétés ouvrières de décembre 1869, et une petite vingtaine à l’Association Internationale des Travailleurs. Leur histoire reste à écrire. Mais ceci dépasse mon projet, qui n’était que de souligner cette persistance et cette continuité tenaces de 1848, sinon auparavant, à 1870 et au-delà, avec des transitions ou des transformations toujours au fond presque insensibles, de l’idée associative corporative, qui est bien plus qu’un prélude à la syndicalisation généralisée des ouvriers parisiens qui s’opère à partir des années 1880.


[1] F. Hubert-Valleroux, Les associations coopératives en France et à l’étranger …, 1884, Gaumont, Histoire de la Coopération.

[2] Article de Jean Macé dans la Presse du Travail, 1851. L’Association fraternelle des Imprimeurs sur étoffes de Paris et des environs, atelier sociétaire, se maintient cependant pour un temps.

[3] F. Hubert-Valleroux, Les associations coopératives…, Paris, p. 28.

[4] Ainsi Gaumont dans son Histoire de la Coopération, 1924, par ailleurs si bien documentée.

[5] Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris,1964.

[6] Victor Laugrand (et non Langrand comme il est répertorié dans le Maitron), professeur, membre de l’Association fraternelle des Instituteurs, institutrices et professeurs démocrates socialistes, 18 octobre 1851, Almanach des corporations nouvelles, p. 181/182.

[7] Le Secret du Peuple de Paris, 1863 p. 144.

[8] Mais ce texte ne fait aussi bien que reprendre les principaux thèmes des statuts de mars 1850 de la Société générale de l’industrie du bronze dont Mallarmet était membre.

[9] Exposition Universelle de 1867 à Paris, Rapports des délégations ouvrières, Paris, 1868, passim.

[10] Une commission d’initiative pour la formation des chambres syndicales est peu après formée par les délégués de1867.

[11] En 1857, le vicomte Anatole Lemercier publie ses Études sur les Associations ouvrières ; en janvier 1863, paraît de l’icarien Beluze, Les Associations, conséquences du Progrès ; en 1864, de Casimir-Perier, Les Sociétés de coopération, puis Les Sociétés coopératives et la Législation (1865). En Janvier et février 1865, l’économiste Walras donne trois leçons publiques et publie Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit.

[12]  Jeanne Gaillard, « Les associations de production et la pensée politique en France 1852-1870 », Mouvement social, n° 52 juillet-septembre 1965.

[13] J . Gaillard, art. cité, p. 64-69.

[14] Les idées rochdaliennes ont été introduites en France par l’économiste V. A. Huber et en novembre 1862/avril1863, le Progrès de Lyon publie l’Histoire des Équitables Pionniers de Rochdale que vient de traduire Talandier.

[15] Gallus (de Bonnard) avait publié en 1865 La Marmite libératrice ou le Commerce transformé, d’inspiration fouriériste.

[16] On doit négliger ici le vieux mouvement du compagnonnage qui existe également chez les ferblantiers, les ouvriers en voitures, évidemment les charpentiers… L’Union du Tour de France des années 1830 et 1840 a pour président Chabaud et ouvre en 1857 un bureau pour les tailleurs, un autre pour les charrons.

[17] Appel à une réunion générale le 14 juin 1868, Opinion nationale, 10 juin 1868.

[18]  Armand Audiganne, Les populations ouvrières, t. I., 1860, p.360.

[19]  Commission ouvrière de 1867. Recueil des procès-verbaux des assemblées générales des délégués et des membres des bureaux électoraux, p. 287, article du coupeur de chaussures Jacques Durand.

[20]  Dépositions de Coquard, ouvrier relieur et président de la société de secours mutuel de la profession lors de l’Enquête sur les sociétés de coopération, 1866, p. 394.

[21] Fin 1864 ou début 1865, la  Caisse d’escompte des associations populaires, Walras et Cie, 141 rue Saint-Martin, joue un rôle identique, mais n’est pas d’inspiration ouvrière.

[22]  Armand Audiganne, Les ouvriers d’à présent, 1865, p. 362.

[23] L'Association, n° 34, 20 mai 1866.

[24] Almanach de la Coopération pour 1868.

[25] La faillite du Crédit au Travail, le 13 décembre 1868, a d’ailleurs contribué à l’affaiblissement du mouvement purement coopératif étroit.

[26] Elle ne prendra cependant le nom de Chambre syndicale et société de solidarité des ouvriers du bronze qu’en avril 1872.

[27] Historique de la grève du Bronze, p. 56.

[28]  Commission ouvrière de 1867..., t. II, p. 272, 1868/1869.

[29]  L’Ouvrier de l’Avenir, n° 3, avril 1871.

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