La Première Internationale à Lyon 1. Texte

La première Internationale à Lyon (1865 - 1870) : problèmes  d'histoire  du  mouvement ouvrier français #

 

Annali dell’Istituto Giangiacomo Feltrinelli,  a. 4, 1961

 



Les historiens n'ont fait jusqu'ici de la Première Internationale que l'histoire de ses congrès 1 et c'est en effet une optique tentante. Dans un congrès ne sont traitées que les questions d'importance majeure, et en nombre très limité. De même les positions et les oppositions des délégués sont le plus souvent tranchées et systématisées. La tâche du commentateur s'en trouve singulièrement simplifiée: ainsi le Congrès de Genève se réduit-il à l'affrontement du proudhonisme et du marxisme, le Congrès de Bâle à celui du marxisme et du bakouninisme: ensuite on projette sur les diverses fédérations nationales et les sections locales les grands problèmes qu'on vient ainsi d'isoler, pour tenter d'en mesurer l'exact retentissement. 2 Ne vaudrait-il pas mieux procéder exactement à l'inverse ? Se demander, pour commencer, comment réagissaient à la base les simples adhérents, les masses ouvrières, avant de s'adresser aux ténors et aux idéologues du mouvement ? Étudier une section, ou plusieurs, le milieu social et socialiste dans lequel elle vient à naître, son recrutement, le nombre, la nature de ses adhérents, comment ces adhérents entendaient d'en bas le socialisme, quelles influences originales leurs délégués apportaient dans les congrès, et seulement enfin comment les grandes directives que définissent les congrès ont retenti en ce milieu précis ? Aller en somme du particulier au général et non du général au particulier. Ce faisant, il est possible qu'on coure le risque de disperser l'étude de l'Internationale en celle des diverses « expériences » socialistes nationales, comme on dirait aujourd'hui, ou même régionales. Même à ce risque, il est indispensable de retremper une bonne fois de grandes questions qu'on a trop facilement tendance à abstraire, dans la vie réelle et concrète des sections, pour y déceler leur signification véritable.

 

La section lyonnaise offre en France le meilleur des champs pour tenter l'expérience, ne serait-ce que par l'abondance des sources dont dispose l'historien, plus grande que pour toute autre section française: témoignage écrit d'Albert Richard, qui en fut l'animateur, sur son rôle et sur l'histoire de la section, papiers et correspondance saisis chez lui par la police, rapports de police nombreux, d'autant plus exacts et précis qu'ils s'appuient sur les renseignements d'indicateurs dont la section, comme tout le mouvement ouvrier lyonnais, est truffée. 3 En outre, dans le cadre français, la section lyonnaise a une toute particulière originalité : elle est pratiquement la seule en France où se soit exercée une notable influence bakouniniste; nous sommes directement attelés ici à l'un de ces grands problèmes que les historiens de la Première Internationale ont accoutumé de considérer comme essentiels.

 

 

 

La première section lyonnaise (1865-1867)

 

 

Comme à Paris, l'histoire de l'Internationale lyonnaise se décompose en deux temps : dans un premier moment, la section végète, puis tombe en sommeil; la seconde phase au contraire, dans les deux dernières années de l'Empire, est celle de l'essor. Pour la commodité, je parlerai de la « première » » et de la « deuxième » section.

 

Dans les réunions ouvrières qui suivirent l'Exposition de Londres de 1862, etoù fut décidé le principe d'une organisation internationale des travailleurs, les délégués de Lyon, Monet, Bergeron, Chupin, paraissent déjà avoir joué un grand rôle [Documents 1864-1866/1]. 4 Mais le premier essai d'organisation effective, s'il faut en croire A. Richard, 5 date de 1865 et est l'œuvre du parisien Perrachon. De cette première section, l'animateur (et correspondant avec le Conseil général de Londres) est un mécanicien du quartier de la Guillotière, Adrien ; Schettel, ancien révolutionnaire   de   1848.  Auprès   de  lui, un jeune concurrent, Albert Richard, fils d'un ouvrier teinturier, qui a adhéré en janvier 1866, fait déjà figure de théoricien du socialisme. Mais bien qu'elle se soit constituée en nombreux petits groupes de quartiers [Documents 1864-1866/5], la section a recruté peu de fidèles: le nombre de ses adhérents est peut-être de 2 à 300 au moment du Congrès de Genève, de 500 au très grand maximum en 1867, et le commissaire de police qui la surveille n'en parle jamais que comme d'une très petite « coterie », sans danger et surtout sans écho aucun dans le mouvement ouvrier lyonnais. Elle a d'ailleurs été constamment secouée et déchirée de querelles violentes, qui ont abouti à des scissions: c'est l'une de ces querelles, aussi sordide qu'acharnée, entre un clan mené par Schettel et un autre mené par Richard qui provoque sa définitive dislocation, à la fin de l'année 1867 [Documents 1867/2], Elle disparaissait sans avoir joué d'autre rôle en somme que de pure figuration.

 

Elle paraît donc valoir à peine qu'on en parle. Il est pourtant plusieurs points de son histoire qui méritent très particulièrement d'être creusés, dont le plus important est sans doute qu'elle aurait eu, s'il faut en croire ses principaux historiens, des allures, un recrutement, des préoccupations tout à fait différents de ceux de la première section parisienne.6  S. Maritch, qui a étudié très à fond son histoire, notamment à travers les rapports de police, avance la thèse, toujours reprise depuis, qu'elle fut une section bien davantage politique et radicale qu'ouvrière et socialiste.

 

Elle avait en effet réuni des frères ennemis: d'une part des proudhoniens coopérateurs et mutuellistes, tels les trois délégués à l'Exposition de 1862, ou un peu plus tard les amis et partisans de Jean-Marie Gauthier, qui sera président de la délégation ouvrière lyonnaise à l'Exposition de 1867; en face d'eux et plus nombreux, des ouvriers « politiciens », pour parler comme Richard qui leur voue un mépris très bakouniniste, préoccupés davantage d'affaires électorales pour les plus modérés, ou de révolution jacobine pour les plus enragés que de véritable socialisme. Les querelles de ces deux clans, et les scissions qui les suivirent, donnèrent finalement la prépondérance au groupe des radicaux extrémistes. D'abord la section se débarrassa de Monet, Bergeron, Chupin, jugés trop compromis avec l'Empire, ce qui était exact. De ce moment la police conclut qu'elle était tombée aux mains de dangereux politiques : « Le parti révolutionnaire se réunit seul et choisit pour correspondant Schettel, non pas à cause de ses capacités qui sont nulles, mais parce qu'il avait figuré dans les troubles politiques.» [Doc. 1864-1866/1]. En réalité il fallut encore quelques scissions pour que la situation devînt vraiment claire. Départ, en décembre 1866, d'un groupe de républicains libéraux qui s'étaient fourvoyés dans le socialisme, puisqu'ils considéraient que celui-ci « était une entrave à l'établissement de la République, qu'il effrayait la bourgeoisie, dont le concours était indispensable pour renverser l'Empire ».7 Puis — et c'est seulement alors que la section lyonnaise rompt définitivement avec le mutuellisme et la conduite suivie par les Internationaux parisiens — scission en mars 1867 des proudhoniens coopérateurs groupés derrière J.-M. Gauthier, qui pour être un indicateur appointé, n'en est pas moins à cette date une des figures les plus représentatives du socialisme lyonnais : « Il possédait — dit Richard qui ignore son rôle — son Proudhon sur le bout du doigt. Gauthier, comme les autres affiliés de cette première Internationale lyonnaise, prévoyait et souhaitait le renversement de l'Empire, mais comme ses collègues de Paris et de Rouen, il déplorait la hâte et l'acharnement qu'on déployait en vue d'un simple changement de régime politique, qui laisserait nécessairement intacte la situation des ouvriers et dévoyait les énergies révolutionnaires ». Force restait, malgré un ultime départ d'éléments ultra radicaux du quartier de la Guillotière, aux politiques d'extrême gauche, avec Schettel à leur tête.

 

Cette orientation ne pouvait qu'ôter à la section toute possibilité de s'étendre. Choisissant la voie de l'action politique, elle s'isolait en effet totalement du mouvement ouvrier lyonnais contemporain, qui, S. Maritch le souligne, en reste à Lyon comme à Paris, jusqu'en 1867 ou 1868, à des positions strictement mutuellistes. À Lyon plus encore peut-être qu'à Paris, puisque les idées coopératives y trouvent un écho parfait dans la structure originale de l'industrie de la soie: les chefs d'atelier de la Fabrique, maîtres-artisans menacés par le progrès de l'industrie moderne y voient leur seul salut, et la transformation de leurs petits ou moyens ateliers déjà presque indépendants, possesseurs de leur outillage, en associations de production est chose facile et naturelle. « La coopération tenait à la nature du canut lyonnais... ». « Le mouvement coopératif fut l'expression la plus adéquate de cette volonté de s'affranchir du salariat en retournant à l'artisanat. » 9 Les tisseurs ont essayé les premiers de la coopération, bientôt suivis par d'autres corporations, teinturiers, tullistes, cordonniers, tailleurs..., surtout quand l'échec des grèves des années 1864-1866 eut démontré l'inefficacité d'une action violente contre le capitalisme.

 

Or, ce mouvement coopératif est par nature apolitique: puisqu'il s'agit et qu'il suffit d'investir du dedans la société capitaliste, de s'y faire une petite place, point n'est besoin de révolution sociale ni politique. L'Empire témoigne au même moment toute sa sympathie à un mouvement qui lui paraît inoffensif: les principales associations ouvrières lyonnaises reçoivent pour leurs débuts de substantielles subventions. Ce sont ces tendances qui culminent dans le mouvement ouvrier lyonnais lorsque se tient à Paris, sous un étroit patronage impérial, l'Exposition de 1867, à laquelle les principales corporations lyonnaises envoient une délégation dont le président est le proudhonien Gauthier. Les ouvriers participants ont formé une commission d'étude qui entreprend la discussion de tous les problèmes ouvriers du moment; les délégués lyonnais y prennent une large part et c'est pour y défendre par la voix de Gauthier l'entente du capital et du travail, la solution de la question sociale dans un coopératisme apolitique et l'organisation d'un système mutuelliste de crédit. [Doc. 1868 I 2]. De telles voies ne pouvaient être celles d'une Internationale politique et révolutionnaire.

 

Telle est du moins — trop rapidement retracée, mais je ne crois pas caricaturée — l'interprétation généralement admise des événements qui composèrent l'histoire de la première section lyonnaise. Elle m'apparaît excessive et parfois inexacte, et il est plusieurs points sur lesquelles je crois indispensable de revenir. À s'en tenir aux documents mêmes dont s'est servi S. Maritch, et tout particulièrement aux nombreux rapports policiers de l'année 1867 (qui est celle du triomphe des radicaux dans la section), on constate que plusieurs faits ne cadrent pas exactement avec sa description, et qu'une lecture moins systématique, plus souple, peut donner une image sensiblement différente de celle qui a été présentée plus haut.

Que Schettel et les amis de son groupe aient été davantage des politiques que des socialistes, rien de plus exact, quand on songe surtout à l'attitude qui fut la leur en 1869-1870, quand ils étaient les adversaires les plus acharnés de Richard devenu bakouniniste, ou lors des événements révolutionnaires de 1870-1871, où ils emboîtèrent le pas aux petits bourgeois radicaux qui ne surent que sacrifier la Commune lyonnaise.10 Pourtant la question n'est pas si simple et leur goût de la politique petite bourgeoise ne paraît pas avoir été toujours si exclusif. Quand fut lue au Congrès de Genève, en septembre 1866, cette charte du proudhonisme qu'était le mémoire des délégués parisiens, les délégués de la section lyonnaise à la tête desquels se trouvait Schettel renoncèrent à présenter leur propre rapport, estimant inutile de compléter ou de discuter un texte qui avait leur plein accord et qu'ils contresignèrent. On voit mal comment le radicalisme « pur » de Schettel pouvait s'accommoder d'un programme aussi résolument « socialiste ». D'autre part, en juin 1867 — peu après la scission des amis de Gauthier et à un moment où on s'attendrait à voir les « démagogues » restés maîtres du terrain se précipiter à outrance dans les voies de la politique radicale — la section a défendu, seule dans l'opinion lyonnaise et d'ailleurs en vain, l'idée de candidatures ouvrières pour les élections au Conseil général du Rhône, à rencontre des habituelles candidatures de la gauche bourgeoise [Doc. 1867 / 2]. Pour S. Maritch, ce type de candidature, contrairement à ce qui se passe à Paris, est à Lyon plus « radicale » qu'ouvrière. Il n'en reste pas moins que l'attitude des Internationaux ne saurait être confondue avec celle des authentiques éléments radicaux de la classe ouvrière lyonnaise, qui se sont vigoureusement opposés au projet, estimant qu'il fallait encore une fois suivre la bourgeoisie, « qu'elle a encore seule la force de renverser le gouvernement et que la fusion avec elle est un excellent moyen pour opérer la révolution ».

 

Or Schettel est de ceux qui ont le plus activement soutenu la tentative, et c'est lui qui, dans une réunion « des plus orageuses » qu'ont eue les Internationaux avec les vrais «démagogues», «a été jusqu'à déclarer traîtres à la démocratie ceux qui ne se rallieraient pas à ce principe » : voici le politique d'entre les politiques, qui, contre les radicaux se fait le porte-parole d'une Internationale « ouvrière ». Il me paraît donc déjà douteux qu'il s'agisse, chez Schettel et ses amis, d'un radicalisme au sens étroit et petit bourgeois du terme où on l'entend habituellement; leurs convictions politiques ne les retranchent pas de préoccupations vraiment ouvrières. Mais c'est avant tout la question de leur attitude à l'égard du « socialisme» coopératif qui doit être sérieusement reconsidérée. Il est vrai qu'en mars 1867, les « socialistes » purs ont abandonné la section pour s'en aller tenter l'organisation de sociétés de crédit mutuel. Cela signifie-t-il pour autant que les «démagogues» qui restent aient renié l'idée coopérative ? En février 1867, la «coterie» radicale a publié dans le Progrès de Lyon un long manifeste [Doc. 1867 I 1]. C'était avant la rupture des proudhoniens, mais au bas du texte manquent déjà les signatures des amis de Gauthier, tandis qu'on y trouve celles des éléments supposés les plus extrémistes, Schettel, Vindry, Blanc, Soeux, Perrat... aux côtés de Richard qui en est probablement l'auteur.

Manifeste très modéré de ton :

« Il y a malveillance quand on nous montre tout prêts à provoquer un bouleversement dont nous profiterions pour nous emparer de toutes les propriétés...

Nous admettons parfaitement que l'intelligence et l'énergie de certains hommes soient les véritables causes qui aient concentré les richesses dans leurs mains. » Et qui surtout n'abandonne pas les perspectives coopératives, qui forment au contraire l'essentiel du programme économique et social:

« Les bases de l'Association internationale sont posées partout, plusieurs  sections sont prêtes à entrer dans la période d'activité en s'adonnant à l'exploitation d'une branche commerciale ou industrielle quelconque.

 

Après de mûres délibérations, la section de Lyon vient de s'arrêter sur un vaste projet de fondation d'une société coopérative, embrassant à la fois l'industrie, le commerce et la prévoyance. Ce serait, croyons-nous, la plus large, la plus favorable aux intérêts des ouvriers et la plus démocratique qui soit encore fondée. [...] Nous croyons qu'un capitaliste ne peut perdre, en supposant arrivée la réalisation des espérances actuelles des travailleurs, que son orgueil, sa suprématie...

 Et tout cela, comment le perdra-t-il ? Ce ne sera pas par la violence, mais par le moyen de la coopération, qui, peu, à peu, formera aux travailleurs de nouveaux capitaux. »

 

Suivant en cela l'appréciation de la police, S. Maritch balaie ce manifeste d'un geste : il n'est qu'une manœuvre pour tromper le pouvoir. L'affirmation demande à être discutée. Il n'est pas inutile de noter que l'accueil fait au texte a été des plus frais dans l'extrême gauche lyonnaise, exactement comme s'il ne s'était pas agi d'une manœuvre; c'est la police qui le souligne :  « les hommes d'action qui proclament qu'il faut avant tout une révolution politique reprochent à ce manifeste de s'être étendu trop longuement sur les questions économiques et trouvent tout à fait mauvais le blâme que les signataires se permettent d'infliger aux hommes qui s'occupent de politique » [Doc. 1867 / 2 - 6 mars]. On peut admettre certes que les amis de Schettel abritaient leurs intrigues derrière la rhétorique ronflante de Richard, mais il est difficile de croire que ce dernier se soit laissé duper; il ne fait jamais allusion à une manœuvre de ce genre, qu'il n'eût pas manqué de relever, disant seulement qu'« un groupe persévérant publia un manifeste de l'Internationale où l'on relevait hautement le drapeau. Ce manifeste ne dévoilait aucune tendance théorique particulière. » 11

 

Ce qui est évident c'est que l'auteur du texte arrondit trop exagérément les angles et plaide trop maladroitement l'innocence pour être sincère; c'est aussi qu'il se berce d'étranges illusions — fort répandues dans le prolétariat français du Second Empire — sur la fraternité humaine et la possibilité d'une régénération de la société par une entente avec les capitalistes. Mais le fond, le programme coopératif ne doit pas pour autant être rejeté. En 1867, l'idée coopérative reste la trame essentielle de toute pensée ouvrière, comme elle l'était en 1848. En prétendant qu'ils ne sont pas sincères sur ce point, S. Maritch néglige ce fait incontestable que les ouvriers les plus radicaux exactement autant que les « mutuellistes » proprement dits, baignent encore dans cet idéal. Ils comptent en tout cas souvent parmi les membres ou les promoteurs les actifs de société coopératives. Les témoignages ne manquent pas, et pour n'invoquer que celui de la police, j'extrais d'un rapport les lignes qui concernent les plus marquants sectateurs de la coterie politique, très précisément ceux qui, derrière Schettel, représenteront contre Richard l'élément politique au sein de la deuxième   section : 12   « Blanc   père,   tisseur,   c'est   un   des   vieux   républicains socialistes, mêlé aux intrigues de ce parti depuis les émeutes de 1832 et 1834 ; fait partie de plusieurs sociétés coopératives. » « Chanoz, tisseur, démocrate radical ayant fait partie des comités politiques de ce parti, il se dit aussi socialiste et fait partie à ce titre de plusieurs sociétés ouvrières ». « Sœux, menuisier, révolutionnaire de 48, ancien réfugié à Genève dont la violence des opinions démagogiques n'a pas subi de modifications depuis son retour; il est mêlé à toutes les manœuvres hostiles à l'ordre actuel des choses, fait partie de plusieurs sociétés ouvrières ». « Vindry, teinturier, démagogue peu intelligent, mais homme d'action très énergique; il a figuré parmi les membres de la grève de son corps d'état en 1865 » ; de ce dernier, on n'ajoute pas « membre de plusieurs sociétés ouvrières », mais c'est ce même Vindry qui, en mars 1867, présente à la section « une proposition émanant du groupe de Serin dont il est délégué. Cette proposition tend à établir une vaste association de production, de consommation et de prévoyance.» [Doc. 1867 / 2-11 mars]. Ce projet. qui semble exactement repris du programme de février, est alors visiblement dirigé contre Gauthier et les mutuellistes de son groupe qui entendent seulement organiser un réseau de sociétés de crédit mutuel fédérées. La proposition Vindry va plus loin, et ce sont en somme les politiques qui poussent le plus loin l'idée coopérative, bien plus que les proudhoniens de stricte observance.

 

Pour S. Maritch, le projet n'est encore qu'une manœuvre pour dissimuler d’autres activités. Mais il faut alors admettre que pendant les mois qui suivent, la section a très activement fait semblant de discuter un faux projet, de rédiger des statuts, que c'est bien à tort que la police (qui avait pourtant aussi parle d'abord de manœuvre) s'est inquiétée des progrès possibles de la « société mercantile » de   l'Internationale;   ne   constate-t-elle   pas   avec   ennui en mai 1867 que la commission internationale se donne  beaucoup   de   mouvement pour organiser son projet de maison commerciale. Elle est en train d'écrire à tous les hommes les plus influents des grands ateliers et usines de Lyon, pour les engager à se rendre au sein de la commission pour y prendre connaissance  : statuts et s'entendre avec elle pour organiser ladite société. » [Doc. 1867  / 2 24 mai]. Toutes les sections nouvellement créées autour de Lyon entrent alors dans la « Société industrielle et commerciale des Travailleurs lyonnais adhère à l'Internationale ».13   Finalement   l'entreprise   échoue,   mais   la   preuve existe qu'une société de ce genre, quoique plus réduite, a été créée, et ce par les amis de Schettel après la rupture avec Richard, puisqu'en 1868, les Internationaux stéphanois ont adhéré à une « Société coopérative de consommation des travailleurs » qui a pris la suite de la Section internationale. 14

 

L'exemple de l'Internationale montre, à mon avis, qu'il ne saurait y avoir, même en 1867, de réelle contradiction entre la politique, fût-elle radicale et le socialisme coopératif chez les ouvriers lyonnais. On a tort de considérer, plus généralement, que la coopération est, par nature, par souci d'un « économisme » pur, apolitique et fait en définitive le jeu de l'Empire. Que le pouvoir impérial favorise une certaine coopération, que les chefs des sociétés encouragées, soient même plus ou moins ouvertement impérialistes ne signifie pas que la masse des coopérateurs et le mouvement tout entier soient par définition indifférents en politique ou compromis. A sa fondation, en 1863, la société des tisseurs, « la première qui à Lyon ait fait naître parmi les travailleurs l'idée de réunir leurs forces pour s'affranchir du joug des patrons et devenir leurs propres maîtres » n'avait voulu en aucune façon — c'est la police qui le souligne — se soumettre à un quelconque patronage : « Les premiers fondateurs étaient et sont encore pénétrés de l'idée que la réussite des associations dépend du degré d'indépendance qu'elles savent conserver soit vis-à-vis du pouvoir, soit vis-à-vis des détenteurs du capital ». Mais ils ont été supplantés par des éléments favorisés par la Préfecture : « Plus tard, lors de l’adjonction de nouveaux membres aux fondateurs, un élément nouveau s'y est introduit qui a formé le contre-pied de l'ancien, et qui a depuis tendu, autant que possible à se mettre sous l'égide de l'autorité supérieure, tout en tendant la main, dans une certaine mesure, aux capitalistes ». 15 Une scission se produit en 1867 dans l'association quand il est question de la transformer en société anonyme pour mieux recevoir les subsides de l'Empire: les dissidents qui vont former la « Société coopérative et de prévoyance des tisseurs de Lyon » sont peu nombreux, mais on compte précisément parmi eux plusieurs des membres fondateurs. Une dissidence se produit également, pour les mêmes raisons, chez les teinturiers où 300 actionnaires sur 900 se retirent, et chez les tullistes où l'on compte bon nombre de retraits «surtout parmi les ouvriers appartenant aux opinions les plus radicales». 16

 

Qu'ils aient ou non d'ailleurs quitté les sociétés autorisées, c'est bien de toute façon parmi les tisseurs de la Croix-Rousse que l'opposition de gauche, puis d'extrême gauche, trouve ses meilleures voix dans les élections. Inversement, que des radicaux puissent être en même temps coopérateurs, c'est vrai dans l'Internationale comme hors de l'Internationale, où les ouvriers les plus extrémistes sont aussi le plus souvent des piliers du mouvement coopératif. Gaumont note avec raison qu'à Lyon « la coopération apparaît comme le substratum économique de l'idée républicaine » 17 ; il existe chez les ouvriers lyonnais une tradition vigoureusement républicaine et une tradition coopérative qui ne peuvent se séparer. C'est ici que le vocabulaire des rapports policiers, qui distingue fortement les « socialistes » inoffensifs des « démagogues » dangereux peut prêter à confusion: il faut bien entendre le sens des termes, très restrictif pour le premier, très large pour le second. Le « bon » ouvrier socialiste, c'est peut-être d'abord un coopérateur, mais d'une espèce singulière et somme toute assez rare : celui qui ne s'écarte jamais des normes très étroites admises par le pouvoir. Manifeste-t-il la moindre velléité d'indépendance, le plus petit soupçon de républicanisme au lieu du libéralisme toléré (et c'est le cas le plus fréquent) le meilleur des coopérateurs est aussitôt rangé dans les démagogues : ne sont finalement absous que les rares individus sérieux, Gauthier qui n'a jamais démérité et pour cause, ou les dirigeants des sociétés subventionnées qui ont leurs entrées à la Préfecture.

 

L'internationale, qui n'est jugée si radicale qu'en ce sens qu'elle affirme nettement son indépendance par rapport au pouvoir, coopératiste en même temps que républicaine ne me semble pas une étrangère dans le mouvement ouvrier lyonnais des années 1862 à 1868. Ce que l'on peut dire, c'est que dans ce dernier, existent plusieurs nuances, d'inégale importance, différentes d'allures mais non de nature. Le groupe le plus important, qui comprend avec les tisseurs la majorité des ouvriers lyonnais, pratique surtout la coopération (une coopération momentanément et adroitement canalisée par l'Empire) sans s'interdire pour autant de voter très à gauche quand l'occasion s'en présente. Une autre tendance, coopératiste également, met davantage l'accent sur la lutte politique et républicaine, c'est celle des « démagogues ». Une dernière, s'occupant comme les autres de coopération et de politique, y ajoute le souci de la solidarité internationale des travailleurs, envoie de l'argent aux grévistes parisiens ou étrangers, tente de dépasser les horizons étroits de la politique et du socialisme locaux : c'est l'Internationale. Qu'elle ait connu si peu de succès ne tient pas à son caractère hétérodoxe, mais à ce qu'elle était une nouvelle venue, qu'on ne convertit pas en un jour les ouvriers à l'internationalisme, enfin et surtout à la pratique des adhésions individuelles, aussi peu efficace à Lyon qu'à Paris. L'Internationale ne sera une force qu'en devenant « Fédération des Sociétés ouvrières ».

 

Les ouvriers lyonnais et la coopération

 

Mais il faut aller plus profond. Ce n'est pas seulement le vocabulaire des policiers de l'Empire qu'on doit remettre en cause, mais aussi notre propre vocabulaire idéologique, celui qu'emploie S. Maritch, et après lui beaucoup d'historiens, qui opposent d'une part les termes de radicalisme, jacobinisme, engagement politique, de l'autre ceux de coopération, association ouvrière, mutuellisme, apolitisme (considérés comme absolument synonymes). À travers le proudhonisme, puis à travers les théories de la coopération postérieures à la Commune, nous nous sommes forgé une assez fausse image de l'associationnisme coopératif et de sa place dans le mouvement socialiste. Son histoire, qui n'est pas seulement celle d'une illusion quarant'huitarde ou proudhonienne, devra un jour être refaite. À m'étendre sur quelques aspects lyonnais de ce problème, je ne crois pas m'éloigner de l'Internationale, puisqu'elle n'est pas un groupe hétérodoxe dans le mouvement coopérateur. Il est d'autre part indispensable de mettre nettement au point cette question avant d'aborder l'étude de la deuxième section lyonnaise qui, à ce que je crois, conserve des liens étroits avec le mouvement coopératif.

Pour S. Maritch, la coopération du Second Empire est un mouvement anachronique et rétrograde, un retour à l'artisanat : « C'est la corporation la plus arriérée au point de vue de l'organisation du travail, la plus proche de la petite bourgeoisie qui se fera à Lyon le champion le plus ardent du mouvement coopératif, la corporation des chefs d'atelier de la Fabrique »... « La coopération de production est un mouvement d'artisan ».18 L'exemple des tisseurs, dit-il, n'est imité que par les ouvriers des métiers de structure ancienne ; au contraire, ceux des industries de type moderne, du bâtiment ou de la métallurgie qui se développent rapidement à Lyon dans les années 1850-1870 se tiennent à l'écart du mouvement : ils ne trouveront leur voie que dans la grève et le mouvement syndical, après 1868.

À coup sûr l'explication n'est pas tout à fait erronée : l'idée coopérative n'est pas l'expression d'un prolétariat moderne;, mais elle est trop systématique. Plusieurs faits la contredisent absolument. La teinturerie des fils et tissus est sans doute une industrie ancienne à Lyon, elle n'en est pas moins de type concentré, puisque ses quelque 3.000 ouvriers se répartissent entre 35 ou 40 grands ateliers. On peut difficilement parler d'artisanat, et pourtant l'association des teinturiers est une des plus actives de Lyon, la seconde en importance après celle des tisseurs. Il n'est pas vrai non plus que les ouvriers des industries dites modernes aient dédaigné la coopération. Gaumont mentionne l'existence en 1862 (elle est parmi les toutes premières à se créer) d'une société des « Travailleurs-Unis » dont les fondateurs « étaient en grand nombre des ouvriers mécaniciens des grands ateliers d'Oullins ». 19 Quoique affaiblie par une scission qui donne naissance en 1863 à une concurrente « Union des travailleurs », elle subsiste jusqu'en 1869. En 1867, les fondeurs de bronze possèdent un atelier coopératif, mis sur pied par un peu moins d'une centaine d'actionnaires. 20 Mieux encore, le 11 novembre 1869 (soit en pleine période de résistance syndicale) se fonde une association de production des ouvriers mécaniciens, qui reçoit pour ses débuts l'aide de la très bourgeoise Société lyonnaise de Crédit au travail. 21 De même les tailleurs de pierre, les maçons ont formé leurs sociétés coopératives. 22 Ici la ligne de démarcation entre ouvriers du vieux et du nouveau style n'est pas très nette, pas plus qu'elle ne l'était entre « « socialistes » et « radicaux » : tout le monde baigne dans l'idéal coopératif.

 

On peut objecter cependant que, dans le cas par exemple du bâtiment, il ne s'agit que d'associations peu nombreuses, sans grande influence au sein des corporations. « Quelques démocrates socialistes de la Société des menuisiers font — note la police en 1870 — des efforts depuis plusieurs années pour fonder une société coopérative ; mais dans cette corporation, comme dans celles des tailleurs de pierre et des maçons, ils se sont heurtés au vieil esprit de résistance par la grève, seul moyen que les menuisiers aient adopté pour lutter contre les patrons ». 23 La majorité n'est donc pas convertie au coopératisme. Mais de quels ouvriers s'agit-il ? le même rapport nous l'indique : « Il y a peu d'hommes convaincus dans les tailleurs de pierre, où l'idée socialiste n'a pas encore pénétré : la grande majorité des ouvriers de cette corporation sont encore imbus des vieilles traditions du compagnonnage qui, joint à la mobilité de leurs résidences, ne leur permet guère de fixer ni leurs idées, ni leurs domiciles d'une manière précise, ainsi que l'exige une association coopérative. »  24  II s'agit donc d'une main œuvre instable, au travail incertain, mal fixée dans la ville et par conséquent mal intégrée encore au mouvement ouvrier ; c'est aussi vrai de tous les ouvriers du bâtiment dont la mobilité est bien connue sous le Second Empire. La même explication doit probablement valoir pour une grande partie de la main d'œuvre des gros ateliers métallurgiques de la banlieue lyonnaise qui emploient beaucoup de journaliers et où les fluctuations de l'emploi peuvent être d'un mois à l'autre énormes. 25 En ce sens on peut dans une certaine mesure donner raison à Maritch d'opposer maçons ou métallurgistes aux tisseurs, mais à condition de bien souligner que le clivage réel ne se fait pas entre vieux et nouveaux métiers, mais, ce qui est différent, entre population ouvrière stable et population instable. La première, qui comprend aussi bien des mécaniciens ou des maçons déjà fixés dans la population lyonnaise, participe au mouvement ouvrier et tout naturellement fait de la coopération. 26 La seconde, qui compte évidemment en majorité des ouvriers des industries nouvelles, peut être mobilisable dans le cas d'une grève (ou d'une insurrection), mais elle ne participe pas encore au mouvement ouvrier, non pas du tout parce qu'il est rétrograde et qu'elle est une main d'œuvre moderne, mais parce que pour y participer, il faut un emploi et un domicile stables (ainsi que des économies), ce qui, comme dit très justement le commissaire de police, stabilise également les idées.

En second lieu, on considère toujours la coopération comme un mouvement réformiste. C'est l'image caricaturale qu'en donne le proudhonien J.-M. Gauthier. C'est ce qu'imaginent l'Empire ou ces bourgeois libéraux et proudhoniens, dont Flotard qui deviendra député conservateur de la République est à Lyon l'un des plus caractéristiques représentants; ceux-ci, en favorisant la coopération ne font que préserver, croient-ils, les fondements de l'ordre social puisqu'il permettent à quelques ouvriers de devenir petits bourgeois, en même temps qu'ils s'assurent à bon compte les sympathies ouvrières indispensables à leurs futures carrières politiques. Mais on ne peut s'en tenir à cet aspect superficiel des   choses.

On a très vite fait d'identifier l'associationnisme coopératif et le mutuellisme proudhonien, qui est bien un réformisme et se fait d'étranges illusions sur l'Empire. Ce n'est que partiellement exact — Proudhon dit lui-même : « Constatons que la mutualité n'est pas la même chose que l'association » — et, s'il est vrai qu'elle a eu sur lui une réelle influence, l'idéologie qui s'est tardivement plaquée sur le mouvement risque bien d'en masquer la véritable nature. Pas plus qu'ils ne sont tous impérialistes, les coopérateurs ne sont tous proudhoniens.

 

Le mutuellisme est un socialisme de l'échange et du crédit, tandis que ce qui importe au premier chef, pour les masses ouvrières, c'est l'association de production, idée bien antérieure à Proudhon, à laquelle celui-ci ne s'est jamais rallié qu'avec de très grandes réticences et en la déformant profondément pour l'intégrer à son propre système. En 1848, le mouvement d'association de production avait à Lyon comme à Paris pris un immense essor; alors violemment combattu par Proudhon, il n'était pas du tout ce phénomène anodin à quoi on a voulu le réduire ensuite, mais bien un moyen de venir radicalement à bout du vieil état social. 27 A ce moment, les associations se multiplient d'abord dans chaque secteur professionnel, mais il ne s'agit pas d'infimes entreprises à très courte portée; bien au contraire l'association ouvrière cherche à réunir tous les ouvriers de la corporation: en d'autres termes, et pour parler comme Louis Blanc, elle vise à un monopole qui élimine finalement toute concurrence capitaliste.Dans un second temps, il s'agit de fédérer toutes les associations corporatives, pour rénover dans la fraternité l'état social: tel à Lyon le projet de l'« Association fraternelle  de l'industrie  française»: « Pourquoi ne formerions nous pas tous, sans distinction de rang, d'état ou de fortune, une association unique, générale universelle, dont le but serait de détruire le chômage qui enfante la misère, l'exploitation de l’homme par l‘homme qui avilit l'humanité, et de procurer à chacun par le travail, le bien-être et cette indépendance dont nous apportons le droit en naissant ? »... « L ‘association par corporation, ou pour une industrie spéciale porte avec elle un cachet d'exclusivisme et d'isolement que repousse la doctrine de la solidarité et de la fraternité universelle... L'association générale est la seule qui puisse offrir dune manière facile et certaine les avantages dont sont privés les travailleurs... Nous n'avons pas voulu, comme dans les sociétés financières, admettre le partage des bénéfices. Il importe que les bénéfices restent indéfiniment capitalises, pour accroître les créations successives des magasins et d'ateliers... » 28

 

Il y a là de l'utopie, et Gaumont, qui n'aime pas ce type d'associations communistes, parle d'une « Icarie » (mais après tout, si l'on veut trouver des racines idéologiques à ce mouvement, n'est-ce pas chez Fourier, Considerant, Buchez comme aussi chez Louis Blanc, bien davantage que chez Proudhon, qu’il convient de les chercher ?). Un tel projet n'en est pas moins radicalement révolutionnaire - il ne vise à rien moins que l'anéantissement du capitalisme, par des procédés que nous jugeons inefficaces, mais qui étaient alors les seuls imaginables. Et ce qu'il importe aussi de voir, c'est que, dans de telles perspectives, l'association ouvrière, en même temps qu'elle est une société de production, apparaît déjà, dans la mesure où elle réunit la majorité des ouvriers d'une corporation comme une préfiguration du syndicat (elle s'occupe aussi des questions de «rêves ou de salaires), tout comme, cela va sans dire, elle est société politique républicaine, car pour les ouvriers de 1848, l'émancipation sociale ne saurait se réaliser hors de la République. 29 L'Empire à ses débuts ne s'y est pas trompé, qui a pris soin d'étouffer promptement tout ce qui pouvait subsister des organisations ouvrières.

 

Quand à partir de 1862, le mouvement coopératif renaît, il est à demi étouffé sous une direction impérialiste et bourgeoise (sinon policière avec Gauthier). Mais sous les apparences, plusieurs faits peuvent montrer que les espoirs de 1848 'ne sont pas tous oubliés. Politiquement, on l'a vu, la coopération est restée dans le peuple, sinon dans ses dirigeants officiels, profondément républicaine. De même il doit y avoir subsisté quelque chose du vaste programme social de 1848. Ne peut-on raisonnablement supposer que le projet formé par l'Internationale (qui est en définitive de supplanter le capitalisme par les bienfaits dune coopération généralisée) doit, au moins autant qu'à la rhétorique semi proudhonienne de Richard, aux souvenirs, très vivaces chez les éléments dits politiques, de la grande expérience avortée de 1848-1849. Ceci expliquerait leur ralliement aux positions définies au Congrès de Genève, l'aide attendue de l'Etat en 1848 étant remplacée par la puissance de la solidarité et de l'action internationale des travailleurs. Quant aux illusions sur la possibilité d'une entente avec la bourgeoisie, elles étaient aussi bien celles des ouvriers de 1848.

N'oublions pas que les authentiques proudhoniens dans la première section ne souhaitaient qu'une multiplication des possibilités de crédit, et que Proudhon n'a jamais vu dans la généralisation du système des associations ouvrières de production la solution du problème social. 30 L'erreur de l'Internationale était seulement de tenter l'entreprise hors du cadre des organisations professionnelles où elle était seule concevable. Hors de l'Internationale, dans les sociétés ouvrières, on retrouve également le souvenir des grandes associations corporatives de 1848. Les sociétés de production qui se forment ne sont pas toutes de petites entreprises inoffensives comme celle des tailleurs de pierre qui ne compte que 32 commanditaires, celle de l'ameublement (45 associés) ou celle des fondeurs en bronze (70). E. Flotard note, le trouvant fort regrettable, que « les fondateurs de l'Association des teinturiers... ont la prétention de grouper dans leur entreprise tous les ouvriers appartenant à leur profession et qui sont, à Lyon seulement, au nombre de 3.500. Ils considèrent leur société comme une maison de production commanditée par les ouvriers ». De même chez les tullistes, dont un des dirigeants déclare : « Les principes veulent qu'aucun ouvrier tulliste ne reste en dehors de l'association. Les associés travailleront à tour de rôle; on tirera au sort ceux qui seront appelés à être occupés ; c'est une combinaison à étudier, mais nous persistons à considérer qu'il est de principe que l'association embrasse toute la corporation, quelles que soient les difficultés qui puissent résulter du trop grand nombre d'associés ». « Les tisseurs nourrissent des espérances analogues, qui nous semblent bien illusoires. 31 Illusoires, mais aussi inquiétantes, car il s'agit, et c'est bien ce qui gêne Flotard, d'une organisation d'ensemble de la corporation, qui se rapproche assez des grandes associations de 1848 et risque de préfigurer à nouveau le syndicat.

 

On a tort d'ailleurs de limiter le mouvement ouvrier renaissant des années 1860 à 1868 à ses seuls aspects coopératifs. Même freiné par l'Empire, il a une extension plus vaste, dont la coopération n'est qu'un aspect inséparable d'autres. Ce qui importe, c'est qu'usant et abusant de la tolérance impériale, ou passant outre aux interdits, les ouvriers parviennent peu à peu à constituer dans la plupart des corporations des germes d'organisation, plus ou moins développés, mais toujours en progrès, et dont les activités se traduisent indifféremment sous des formes très diverses. Ce sera tantôt la mise sur pied d'une grève par un comité occulte, tantôt la constitution d'une société de production, d'un cercle de discussion, tantôt celle d'une société de crédit, de prévoyance ou de secours mutuels (ces dernières n'étant pas les plus inoffensives, bien qu'autorisées, car très souvent elles cachent une société de résistance). Ces formes diverses peuvent s'engendrer successivement et il n'y a pas de hiatus de l'une à l'autre. L'association de production des teinturiers émane de la « Société industrielle et de prévoyance des ouvriers teinturiers »; celle des tisseurs de la « Société industrielle, commerciale et de prévoyance » de 1863, et en 1867, Flotard note encore que la « société des tisseurs voulait être à la fois société industrielle et société de prévoyance » : quelques « bons » ouvriers ont heureusement pu l'en empêcher. Celle des maçons est directement issue du comité de grève de 1865, comme celle des tailleurs de leur grève de 1864. Les tanneurs et les corroyeurs n'ont que des sociétés de secours mutuels (d'ailleurs fort anciennes), mais ce sont elles qui organisent les grèves. Il est des corporations enfin qui ont parcouru presque toute la gamme des possibilités. À l’ombre d'une société de secours mutuels qui existe depuis 1839, les lithographes ont fondé en 1865 une « annexe » qui est une société de résistance ; après l'échec d'une grève, celle-ci tente de se transformer en association de production, avant que la corporation reconstitue en 1869 (toujours sous la forme du secours mutuel) une nouvelle société de résistance. De même, les chapeliers ont de très vieilles « sociétés auxiliaires » qui fonctionnent depuis la monarchie de juillet; en 1848, celle des fouleurs a ouvert un atelier coopératif.

Elles survivent sous l'Empire, d'abord secrètement puis à l'abri des sociétés de secours mutuels, participent aux grèves de 1855, 1856, 1859, soutiennent les grèves d'autres corps d'état. En 1865 les fouleurs créent une « Société industrielle et commerciale des chapeliers », association de production qui est ouverte à toute la corporation et sert en fait d'atelier de secours aux chômeurs (c'est-à-dire éventuellement aux grévistes); en 1866 les approprieurs essaient de suivre leur exemple. En même temps, le mouvement de résistance continue, par la création d'une nouvelle caisse de résistance, dont l'un des fondateurs est précisément le gérant de la « Société industrielle ». Finalement toutes les spécialités se retrouveront dans la chambre syndicale de la chapellerie, fondée en mai 1870 et adhérente à l'Internationale. 32 Ce mouvement ouvrier n'est pas seulement coopératif, mais multiforme, et toutes ses formes sont en somme interchangeables : ce qui importe en l'occurrence, c'est l'organisation corporative que toutes supposent. Dans la période qui va de 1860 à 1868, sans rupture avec la tradition de 1848, on assiste simplement à la naissance du syndicalisme, formule qui, grâce à la moindre résistance de l'Empire, se généralisera à partir de 1869, et à l'organisation de laquelle la deuxième section lyonnaise va puissamment contribuer.

 

 La deuxième section (1869-1870) et la fédération des sociétés de résistance

 

Après la triste fin de la première section [Doc. 1867 / 2 - août à octobre], vient une période de sommeil qui dure un peu moins d'un an - ou du moins de vie extrêmement ralentie, pendant laquelle un groupe infime autour d'Albert Richard avait peut-être secrètement maintenu le flambeau. Puis l'Internationale lyonnaise finit par renaître de ses cendres. Des contacts sont noués avec Londres au mois d'août 1868 [Doc. 1868 / 4 - ]. En septembre, Richard est délégué au Congrès de l'Internationale à Bruxelles et au Congrès de la Ligue de la Paix à Berne. Parallèlement, il devait subsister aussi quelque chose de l'organisation concurrente de Schettel. 33 En juin 1869, la deuxième section ne compte pas plus de 2 ou 300 membres; mais c'est bientôt l'essor, quand viennent peu à peu s'y agréger les nouvelles sociétés ouvrières de résistance. Au Congrès de Bâle, Richard se réclame déjà de quelque 10.000 membres; en avril 1870, il en revendique de 15 à 20.000.

 

Relativement effacé dans la première période, le rôle d'Albert Richard est ici indéniablement majeur et Schettel n'est plus que le chef d'une petite mais tenace officine de calomnies contre lui. Ce rôle, Richard, dans ses témoignages, aime à le mettre en valeur et son ton atteint volontiers à l'emphase quand il fait le récit de ces jours mémorables où il ressuscitait non seulement la Section lyonnaise, mais encore, dit-il, donnait la décisive impulsion au renouveau de l'Internationale dans toute la France. 34 « En 1867, il n'y avait plus en France d'Internationale... En 1868, quelques hommes qui ne se connaissaient point du tout de la veille... entraient en relations et la reconstituaient ». De ces « quelques hommes » (Malon et Varlin à Paris, Richard à Lyon, Bastelica à Marseille, Aubry à Rouen), Richard aime à se présenter comme le premier et le meilleur, pontife de ces cinq apôtres. « Ce fut à Lyon que vinrent se nouer les fils de la nouvelle organisation ». Malon en effet rentrait de Suisse à la fin de 1868, il rencontre à Lyon Richard et de leur entrevue jaillit la grande décision: « Il fut convenu qu'il s'occuperait sérieusement de reconstituer l'Internationale et qu'on formerait un grand parti socialiste français, les sections de Paris, de Lyon, de Marseille et de Rouen seraient les centres d'action... Dans le courant de l'année suivante, l'Internationale devint une puissance. » Cette première tâche accomplie, Richard prétend au rôle de maître à penser du mouvement français, multipliant les articles de théorie, censurant volontiers les Internationaux parisiens pour leurs erreurs, ou rudoyant le peuple de Paris pour son peu de sens révolutionnaire. 35

Et si Richard est ainsi le prophète du nouveau socialisme, c'est qu'il a reçu une double illumination. L'illumination collectiviste d'abord, au Congrès de Bruxelles, où par le belge César de Paepe « fut prononcé pour la première fois, avec une signification socialiste, le mot propriété collective ». 36 Puis, bien plus décisive, l'illumination bakouniniste : « C'est en septembre 1868, à Berne, au deuxième Congrès de la Ligue de la Paix que je vis pour la première fois Bakounine. [...] Il ne parlait pas encore d'anarchie, mais il proclamait hautement la nécessité d'une propagande collectiviste et la vanité des réformes libérales et des révolutions politiques que poursuivait la Ligue de la Paix. [...] L'Internationale de Lyon, avec laquelle il se mit en relation vers la fin de 1868, lui fournit le champ d'action qu'il rêvait ». 37 De ce moment en effet, Richard noue avec Bakounine des contacts de plus en plus étroits, ou pour reprendre le terme en usage dans la secte, de plus en plus intimes. Il apparaît comme l'un des compagnons favoris du Russe, membre de l'Alliance de la Démocratie socialiste, aussi bien certainement que de la secrète « Fraternité » dissoute en principe au début de 1869, mais qui semble s'être survécu. 38

Ainsi sacré grand prêtre français du collectivisme anarchiste, Richard voit s'offrir à lui une tâche qui est à la mesure de ses talents :

« Il y avait à cette époque, aussi bien à Paris qu'à Lyon, à Marseille et ailleurs, un mouvement ouvrier indépendant de l'Internationale et de toute visée socialiste d'ordre général. C'était un produit pour ainsi dire autochtone du milieu industriel, où les crises économiques, à force de sévir avec une rigueur croissante soulevaient des inquiétudes et déterminaient des conflits qui poussaient les intérêts troublés à se coaliser pour se défendre. Les ouvriers des corporations les plus affectées formaient des sociétés dites de résistance ou de prévoyance qui véritablement n'avaient pas d'existence légale... Ce fut le commencement du grand mouvement des syndicats. 39 Ramener au bercail socialiste les ouvriers encore inconscients, être le « rassembleur » de toutes les forces ouvrières naissantes, tel fut, à l'en croire, le grand œuvre de Richard.

Toute grandiloquence mise à part, nous touchons ici un événement essentiel dans l'histoire du mouvement ouvrier lyonnais. Succédant en effet à l'incertaine période des années précédentes, s'ouvre la période révolutionnaire des grèves et de l'organisation des sociétés de résistance, du syndicalisme proprement dit. Le mouvement s'esquisse dès la fin de 1868: en septembre — et Maritch souligne à juste titre l'importance de cette exemplaire création — les ouvriers métallurgistes de Lyon fondaient une « Union », qui en juin et juillet 1869 soutint victorieusement les grèves de toutes les spécialités du métal (mécaniciens, fondeurs en fonte, balanciers, poêliers, tôliers, fumistes, chaudronniers et serruriers), pour la journée de dix heures sans réduction de salaire et un aménagement du système des heures supplémentaires. Ces grèves achevées s'ouvre un Cercle de l'Union des ouvriers sur métaux », où se retrouvent les adhérents des diverses séries de l'association, dont les principales sont à Perrache, aux Brotteaux et à la Guillotière. 40 A partir du mois de juin 1869, la contagion gagne toutes les corporations: un puissant mouvement de grève touche presque tous les métiers, à l'exception notable du tissage de la soie. 41 [Doc. 1869 / 1].

Il n'est pas besoin de s'interroger, comme fait l'historien François Dutacq, qui conclut d'ailleurs par la négative, pour savoir s'il faut ou non deviner dans ces grèves la main de l'Internationale lyonnaise. S'il est vrai qu'elle a pu efficacement aider quelques corporations, comme celle des femmes ovalistes pour laquelle est lancée une souscription auprès de toutes les sections, il est trop évident qu'elle ne disposait encore ni de l'influence, ni de l'argent nécessaires pour entretenir un mouvement aussi général. Eugène Dupont a déjà répondu à cette question, dans le rapport du Conseil général au Congrès de Bâle : « A Lyon, ce n'est pas l'Internationale qui jeta les ouvriers dans la grève, c'est la grève qui les jeta dans l'Internationale. »  En effet, le mouvement ne s'arrête pas à la seule grève, mais provoque la formation de sociétés ouvrières de résistance, dans presque tous les métiers. Puis quelques-unes de ces sociétés, souvent à peine constituées, décident d'adhérer à l'Internationale: dans les toutes premières et la plus célèbre, celle des ovalistes, premier syndicat féminin, le 6 juillet 1869. 42 La société des ouvriers passementiers à la barre adhère le 1er août 1869 et cotise immédiatement pour 200 membres, bientôt suivie de celle des marbriers; le 14 août 1869 c'est le tour des bronziers (500 membres) imités peu après par les menuisiers et ces deux sociétés seront assez riches pour envoyer chacune un délégué à Bâle : Bourseau pour les bronziers, Outhier pour les menuisiers. Enfin le mouvement se généralise: les syndicats qui se sont multipliés entreprennent de se fédérer sous l'égide de l'Internationale et les adhésions sont désormais massives. Comme à Paris, c'est des bronziers que paraît être venue l'initiative du mouvement : « Au mois d'octobre 1869, Bourseau, dans une réunion tenue au Cercle des Menuisiers rue Grôlée, et à laquelle assistaient les délégués au Congrès de Bâle, agitait pour la première fois la question de l'organisation à Lyon d'une fédération ouvrière. Plus tard, le 5 décembre 1869, dans un conciliabule secret tenu rue Charlemagne, l'organisation de la Société fut décidée. Une commission fédérale se forma aussitôt et Bourseau fut chargé spécialement de la propagande. » 43  Le 13 mars 1870, une assemblée plénière de toutes les corporations adhérentes décidait définitivement la constitution de la « Fédération lyonnaise des Sociétés ouvrières ». Richard, pour donner plus d'éclat encore à son succès, avait voulu que cette assemblée fût un congrès au petit pied de l'Internationale française: Varlin, Aubry, Bastelica étaient venus apporter au mouvement l'officielle bénédiction de toutes les fédérations françaises; les Belges avaient envoyé une longue et importante communication, Bakounine pour sa part une lettre d'encouragement (qui d'ailleurs ne fut pas lue aux masses ignorantes mais seulement à quelques délégués des plus sûrs). Au début du mois d'avril, on peut estimer à une trentaine le nombre des corporations qui avaient donné leur adhésion [Doc. 1870 / 4 à 8].

 

Le bakouninisme dans l'Internationale lyonnaise

 

Grâce à Richard, Lyon était devenue — nouvelle originalité par rapport à Paris — la citadelle française du bakouninisme. Il avait converti quelques fidèles compagnons, Virginie Barbet, qui tenait un débit de vin, l'employé de commerce Gaspard Blanc, le teinturier Joseph Tasso, le tailleur Palix, 44 qui partageaient avec lui la direction de la deuxième section. L'idée syndicale, dont on vient de voir à Lyon la brillante réalisation — était par ailleurs dans la ligne stricte du collectivisme bakouniniste : c'est de l'union des forces purement ouvrières dans les organisations professionnelles de résistance, non d'une quelconque alliance avec la bourgeoisie radicale qu'on doit espérer le grand bouleversement social.

Enfin c'est à Lyon que fut faite, le 28 septembre 1870, la grande tentative révolutionnaire de Bakounine, accouru tout exprès de Suisse pour déclencher les « mauvaises passions » populaires et proclamer l'anéantissement de l'Etat : aventure qui eut les tristes suites que l'on sait : « L'Etat, sous la forme et l'espèce de deux compagnies de gardes nationaux bourgeois, entra par une porte qu'on avait oublié de garder et fit reprendre à la hâte le chemin de Genève à Bakounine. »

Et cependant, dans les articles qu'il publie en 1896 et 1897, Richard lui-même tend à minimiser l'influence qu'eurent, même à Lyon, Bakounine et son Alliance.

« Le programme de l'Alliance différait trop peu du programme commun de l'Internationale pour que cette nuance fût comprise même des affiliés. Aussi ne se forma-t-il que de rares noyaux d'adhérents... Comme les masses, surtout en France, se montraient rétives à une propagande aussi contraire aux vieilles traditions jacobines ou parlementaires de la démocratie française, comme les chefs de l'Alliance n'étaient pas eux-mêmes très imbus de la doctrine ou mieux de l'esprit de Bakounine, l'entente, malgré les efforts, ne fut jamais complète ? » 45 Richard insiste non seulement sur le peu d'audience que rencontrait le bakouninisme auprès des masses (ce à quoi on pouvait s'attendre), mais aussi bien sur des dissentiments existant entre le maître et ses meilleurs adeptes français. « Les révolutionnaires bakouniniens  [...] devaient être, comme les Nihilistes, des chrétiens des premiers siècles, moins la foi en Dieu et l'espérance du Paradis, mais des chrétiens non résignés. [...] Les Français ne pouvaient s'y habituer, et Bakounine nous reprochait toujours de viser à l'effet, de vouloir jouer un rôle. 46 Parlant enfin de la grande assemblée du 13 mars, Richard va jusqu'à dire qu'alors c'étaient bien moins des questions d'idéologie qui importaient que de « faire placer, au-dessus du programme de Marx, au-dessus de celui de Bakounine, la question supérieure de l'organisation de l'Internationale par la solidarité de tous, en reléguant au second plan les théories particulières. » 47

La raison de ce remords tardif est assez évidente: Richard souhaite rétrospectivement se disculper de la responsabilité de la malencontreuse équipée du 28 septembre (où il est vrai que son rôle ne fut pas des plus brillants). Il en rejette la faute sur la « précipitation révolutionnaire » de Bakounine, que les chefs lyonnais étaient loin de partager : « Nous essayâmes de lui faire comprendre que la révolution politique et la guerre nous avaient pris en plein travail de croissance et que nous n'avions pas eu le temps de pousser des racines assez profondes ». 48  Le témoignage pourrait être considéré comme douteux mais il est aussi d'autres objections, reprises par Fernand Rude qui s'est offert (ou amusé) à démontrer que Richard n'avait pas été bakouniniste, ou du moins que son bakouninisme était si mal assuré, si contradictoire que mieux valait n'en point parler ; il aurait oscillé plutôt entre le proudhonisme et une certaine forme de blanquisme. Et Rude peut en effet s'appuyer sur une longue lettre théorique adressée le 1er avril 1870 à Richard, par Bakounine, où celui-ci reprochait durement de ne l'avoir compris en aucune façon. Interprétant tout à travers la négation du centralisme et de l'autorité prônée par son maître, Richard rêvait une révolution à la vieille mode de 1793 : un mouvement insurrectionnel lancé de la capitale puis répercuté en province, et la constitution d'une Convention nationale qui décréterait — d'en haut et dictatorialement — l'anarchie, « l'abolition du vieil état, la liquidation sociale, la propriété collective ». Bakounine s'insurge : « Tu me dis toujours: nous sommes d'accord sur les points principaux. Hélas ! mon ami, je crains beaucoup que nous soyons en désaccord parfait sur ces points. [...] Tu restes plus que jamais le partisan de la centralisation de l'Etat révolutionnaire, tandis que j'en suis plus que jamais l'adversaire. »

L'excommunication est majeure et se passe de commentaire. Faut-il pour autant déceler chez Richard une odeur de blanquisme ? Constatons seulement qu'il échouait absolument à comprendre le thème essentiel du bakouninisme. 49

De fait pareille discussion est un peu oiseuse. On ergotera à perte de vue sur le degré exact de l'orthodoxie de Richard ou des Lyonnais. Deux choses sont simplement évidentes. D'abord que Richard était loin d'être un interprète de qua- lité. Sa pensée n'a jamais eu rien de clair ni de bien cohérent: elle est un mélange confus de mutuellisme, de collectivisme à la manière belge, piqué de for- mules bakouninistes incendiaires, le tout formulé sur un ton tranchant. [Doc. 1868 5, 1870 I 13]. Aubry qui est un proudhonien de stricte observance lui reproche de n'avoir pas très bien compris le proudhonisme, et Malon laisse entendre qu'il ne saisit pas très bien non plus le collectivisme [Doc. 1868 / 6, 1870 / 3],

Rien d'étonnant que de son côté Bakounine lui fasse grief de n'avoir pas assimilé l'anarchisme. En second lieu, il n'en est pas moins vrai que Richard a été avec une certaine vigueur (comme beaucoup de suffisance) le porte-parole français du bakouninisme, et qu'il a été dans certaine mesure entendu. Un thème en tout cas lui vient tout droit de Bakounine, que l'on retrouve constamment sous sa plume, celui de l'abstention totale en matière de politique bourgeoise. Il n'existe pour lui que le bien et le mal : « La démocratie française est désormais divisée en deux grandes sections : l'une qui, ne parlant que de liberté politique, tremblant quand on parle d'égalité, flotte, inquiète et oppressée, entre le progrès graduel et respectueux des conservateurs et la logique révolutionnaire; l'autre qui veut franchir d'un saut tout l'espace que nous ont empêché de franchir les gouvernements qui se sont succédés en France depuis la réaction thermidorienne. »  50

 

Qu'est-ce qui empêche d'abord l'Internationale de s'imposer à Lyon ? « Elle a eu — déclare-t-il à Bâle — beaucoup de peine à se développer tout d'abord parce que les Lyonnais étaient trop révolutionnaires dans le sens politique » ; la corporation des tisseurs d'adhérer à la Fédération ouvrière ? — « Elle en a été écartée à notre grand préjudice par l'influence des démocrates politiques, qui dans leur désir de placer le plus tôt possible à la tête du peuple français M. J. Favre ou M. Bancel manœuvraient et manœuvrent encore de toutes leurs forces pour empêcher l'organisation du socialisme révolutionnaire ». 51 II se peut que ce qu'a retenu Richard du bakouninisme soit insuffisant : mais il l'exprime avec force et surtout ténacité; pas de texte de lui où il ne traite ce problème. Mais finalement, la vraie question en ce débat est de savoir quel fut le retentissement réel de ce bakouninisme, même déformé, même tronqué, dans la section lyonnaise et surtout dans la Fédération des sociétés ouvrières.

 

Pour Richard, la Fédération est son œuvre, par conséquent bakouniniste dans son principe : « L'Internationale  lyonnaise  offrit (à  Bakounine)  le  champ  d'action qu'il rêvait ». Il est indéniable que Richard a eu sa large part dans l'organisation du mouvement; encore que ceci déjà puisse mériter discussion :  dans une lettre adressée le 24 janvier à Elisée Reclus [Doc. 1870 / 2], il avoue curieusement toute son incompétence pour la constitution pratique des sociétés de résistance, point « que mes études sur le fond même de la question sociale m'ont fait négliger ». Ce grand organisateur en somme ignorait les plus élémentaires des notions nécessaires— on imagine mal pareille mésaventure arrivée à un Varlin ou un Malon. Mais surtout, quand il célèbre la grandeur de sa réussite, il se garde de faire mention de certaines difficultés qu'il a rencontrées au sein même de ces sociétés ouvrières dont il se dit le chef. Difficultés qui deviennent évidentes immédiatement après la grande assemblée  du  13 mars :  Richard a dû offrir plusieurs fois sa démission de membre de la commission d'initiative de la fédération,  démission qui a finalement été  acceptée   dans la séance  du 30 mars et est devenue effective dans la première quinzaine d'avril [Doc. 1870 / 9]. Il s'en explique lors de l'instruction de son procès en mai 1870:  « Palix et moi ayant été souvent délégués de l'Internationale, nous avons pensé qu'il était convenable de nous retirer, afin de laisser à la nouvelle commission le caractère spécialement ouvrier qui devait lui appartenir. »  52 On imagine mal tant d'abnégation de sa part au moment du triomphe, et ailleurs, il laisse entendre qu'il était trop fermement socialiste pour pouvoir être compris:   « ceux qui représentaient d'une manière trop accentuée le socialisme de l'Internationale, comme moi par exemple, avaient donné leur démission ». Comprenons que les ouvriers lyonnais ne goûtaient pas  son  extrémisme  et  ses  anathèmes  excessifs  contre a politique bourgeoise. J'en vois la prouve dans ce qui se passe à la séance de la commission du 12 avril, où il se heurte à ses collègues.  [Doc. 1870 / 11]. La proposition ayant été avancée  d'organiser,  comme il avait été fait en  1867 à Paris, une commission pour l'accueil des délégués ouvriers à l'Exposition qui devait avoir lieu à Lyon en 1871, « Richard s'est élevé contre le fait même de l’exposition qu'il a représentée comme devant être pins nuisible qu'utile et contre les membres de la commission internationale de l'exposition qu'il a dépeints comme les instruments d'une bourgeoisie  soi-disant  démocratique  et  libérale, mais hostile en réalité à la classe ouvrière ». On a reconnu le couplet favori : il n'est pas écouté : « On a néanmoins décidé qu'une commission de trois membres serait nommée pour s'entendre avec eux ». Aux grandes promesses de l'avenir anarchiste les ouvriers lyonnais semblaient préférer les problèmes immédiats, et renouer avec la ligne traditionnelle de 1867, ce qui n'est certes pas un brevet d'extrémisme révolutionnaire.

Il paraît bien d'autre part, quoi qu’en dise Richard, que la Fédération elle-même n'a été qu'un demi-succès. Toutes les corporations, de loin, ne l'ont pas rejointe, et celles qui manquent ne sont pas des moindres. Non seulement les tisseurs, mais aussi les maçons (une dizaine de milliers à Lyon), qui organisent cependant en mai 1870 une Chambre syndicale générale des ouvriers du Bâtiment et lancent le 29 mai une grève de 1.500 ouvriers 53 ; mais les cordonniers (6.000 à Lyon) qui cependant mettaient sur pied en mars une « Société civile de prévoyance » (800 membres en avril) et que les efforts de Chol ne paraissent pas avoir convaincus d'entrer dans l'Internationale 54 ; mais encore les bijoutiers, les ciseleurs, les ébénistes, la plupart des corporations du livre... Mieux, certaines corporations qui avaient donné leur adhésion en mars n'apparaissent plus ensuite et se sont sans doute tenues à écart, aucun de leurs délégués ne participant aux travaux de la commission d'organisation de la Fédération: les relieurs, les tapissiers, les menuisiers, presque toutes les corporations de la métallurgie, à l'exception des serruriers. [Doc. 1870 / 8, note 2]. En l'occurrence, le cas le plus net est celui des bronziers, ceux mêmes qui avaient lancé l'idée de la Fédération. Un rapport policier du 7 juin 1873 nous apprend que lorsqu'à la fin de mars 1870, la commission d'initiative envoie à toutes les corporations un invitation à discuter le projet de statuts :

« Les ouvriers bronziers répondaient à cette communication par la nomination de deux délégués qui se présentaient au sein de la Fédération nantis d'un mandat écrit dont voici la teneur : « Association civile d'épargne et de crédit mutuel des ouvriers sur bronze de Lyon; les soussignés, réunis le 10 avril 1870 en assemblée générale pour discuter le projet de statuts; — à cet effet la décision a été prise par 350 sociétaires — il a été décidé que les sociétaires acceptent la Fédération locale sans l'intervention de l'Internationale... Ont signé Grayet, Chassignol, Denjean, Bourseau, Laforest et Chapuis. » À partir de ce jour, les bronziers qui étaient affiliés à l'Internationale depuis le 14 août 1869 s'en séparèrent et entreprirent, sous la direction de Bourseau, d'organiser l'association fédérale. » 55

Il est malaisé d'expliquer ces dissidences. Assurément l'arrestation des membres de la commission internationale à la fin d'avril a intimidé plusieurs corporations. Il faut de même faire la part d'intrigues du groupe de Schettel, toujours actif, auxquelles l'international Charvet fait allusion dans une lettre à James Guillaume: « Il y a ici en ce moment quelques ouvriers qui voudraient créer en dehors de notre fédération un groupe qu'ils appellent chambre syndicale locale... Ce sont les menées de Schettel, Chanoz, Vindry et consorts... Ils ont profité de ce qu'on nous persécutait pour faire un coup à leur façon. » 56 Mais ne doit-on pas une seconde fois incriminer le socialisme extrémiste de Richard ? S. Maritch insiste pour sa part sur le fait que les ouvriers lyonnais, et très particulièrement les métallurgistes, sont bien plus tentés par la politique radicale que par l'abstention anarchiste: « Une énorme majorité des internationalistes était radicale... Les métallurgistes sont radicaux en politique, applaudissent Andrieux et le docteur Crestin ». Pour ma part, je soulignerai que, tout comme plusieurs des sociétés adhérentes à la Fédération, beaucoup de sociétés non adhérentes entendent ne pas rompre avec l'expérience ouvrière de 1867, qui est jugée aussi rétrograde par Maritch que par Richard : le 16 avril 1870, 54 délégués représentant 14 corporations tiennent réunion pour entendre lecture d'un projet d'affiche pour faire appel aux corporations et les inviter à nommer un ou deux délégués pour former une commission ouvrière en vue de la future exposition de Lyon en 1871 ». S'y font représenter entre autres les cordonniers, les menuisiers, les maçons, les tisseurs, les relieurs, les ferblantiers... ; Molard qui préside, Grésillon qui prend la parole sont précisément des bronziers [Doc. 1870 / 12]. C'est à cette commission concurrente que Richard n'avait su le 8 avril dissuader ses compagnons de se joindre.

À coup sûr — à la fois parce qu'ils n'entendent rompre ni avec leurs activités politiques, ni avec les voies traditionnelles ouvertes en 1867 — la grande majorité des ouvriers lyonnais n'a guère dû être touchée par la propagande bakouniniste de Richard. 57 Et j'achève ici le portrait déjà esquissé plus haut de celui-ci.

Pas plus qu'il n'est ce grand prêtre de l'idée internationale qu'il aime à nous représenter, il n'est l'homme que réclame la situation complexe, confuse encore et changeante du mouvement ouvrier de la fin du Second Empire. 58 Il est loin d'avoir la taille d'un Malon et surtout d'un Varlin. Varlin, c'est l'écho précieux, exact, irremplaçable, d'un mouvement ouvrier encore incertain, mais qu'il vit en profondeur, qu'il incarne absolument, qu'il suit pas à pas, en même temps qu’il le dirige, pas à pas. Varlin n'a pas critiqué acrimonieusement la commission ouvrière de 1867, il en a été membre, à titre de délégué « non officiel » de la société des relieurs; en contact étroit avec le mouvement, il a su en reconnaître l'importance, cherchant seulement à le dégager de l'ornière impérialiste dans laquelle il risquait de s'engager. Richard tranche de haut, en « idéologue ». On le présente volontiers comme un déclassé. C'est vrai dans la mesure où il est un élément extérieur à la classe ouvrière. À la différence des autres dirigeants français de l'Internationale, il n'est pas un ouvrier : dans les congrès, et comme son maître Bakounine, il se targue du titre de publiciste. Il n'est au fond qu'un petit intellectuel, aux moyens assez médiocres mais aux grandes ambitions, vite dépassé par les problèmes réels du mouvement ouvrier dont il ne voit qu'un côté, le simple côté théorique et idéologique. Avant 1868, il cherchait sa voie (et l'occasion de se faire un nom) auprès des intellectuels bourgeois de gauche, Chassin, rédacteur de la Démocratie, Goudchaux, membre de la Ligue de la Paix. 59 Vient la rencontre avec Bakounine, et sa réaction est caractéristique : l'intellectuel incertain est d'emblée séduit par le prophétisme du maître; de ce moment il a tout compris et peut tout comprendre.. 'est bien en vain que Malon cherche à lui faire admettre les raisons pour lesquelles l'Internationale de Paris croit devoir contracter alliance avec l'extrême gauche radicale [Doc. 1870 I 3], Aubry doit lui faire remarquer que ce n'est pas parce qu'il est proudhonien et n'aime pas Bakounine qu'il néglige, comme semble le supposer Richard, de créer des syndicats, mener des grèves et préparer la révolution sociale. 60 Il n'est décidément qu'avec Bastelica que Richard se sente en communauté de pensée, parce que Bastelica l'admire, et surtout quand tous deux pris de  « spleen » et las d'un monde qui ne les comprend pas, ils songent— à la fin de 1869, au plus fort de la lutte ouvrière — à fuir vers un monde meilleur, à Buenos-Ayres [Doc. 1869 / 5]. Quoi d'étonnant qu'à ses discours excessifs, les ouvriers lyonnais aient préféré leurs solides traditions d'organisation, leurs tâches habituelles plus immédiates et plus limitées ?

 

Les historiens identifient souvent le nouveau syndicalisme international et le collectivisme bakouniniste.61 L'exemple de Lyon ne semble pas encourager à les confondre. Certes on trouvera dans L'Egalité  de Genève, chez J. Guillaume, autant de citations qu'on voudra pour en appuyer l'hypothèse, mais en réalité les « alliancistes » faisaient-ils autre chose qu'accompagner la marche naturelle du mouvement ouvrier ? On peut même se demander si Bakounine attachait quelque importance à l'organisation des sociétés de résistance en elles-mêmes.

Rien n'indique, dans la correspondance qu'il entretient avec Richard en 1869-1870 qu'il ait marqué quelque intérêt pour leur réalisation pratique. Qu'on relise sa lettre confidentielle aux dirigeants de la réunion du 13 mars! [Doc. 1870 / 7]. Il n'a pas un mot sur les problèmes théoriques ou pratiques du mouvement lui-même: un long préambule traite de la nécessité de « s'abstenir de toute participation à la politique du radicalisme bourgeois »; il consacre cinq lignes aux syndicats et c'est pour passer immédiatement aux plus vastes perspectives.

« Quand l'heure de la révolution aura sonné, vous proclamerez la liquidation de l'Etat et de la société bourgeoise, l'anarchie ? [...] ». Les sociétés de résistance sont-elles autre chose pour Bakounine qu'un instrument, un moyen tactique, une masse de manoeuvre aussi bonne qu'une autre pour en arriver à l'insurrection anarchiste? On remarquera que, lors de la tentative du 28 septembre 1870, il s'appuie non pas du tout sur les organisations syndicales laissées en sommeil, mais sur la masse mécontente des chômeurs des ateliers nationaux.

 

S. Maritch a déjà souligné combien les thèmes anarchistes avaient rencontré peu d'écho dans le mouvement syndical lyonnais. Pour lui la signification de ce dernier est autre: il est une rupture décisive avec le mouvement coopératif des années précédentes, qu'il explique par un déplacement des forces, presque un changement de structure dans la classe ouvrière lyonnaise. Les vieux tisseurs perdent la direction du mouvement ouvrier, les artisans cèdent le pas aux prolétaires, et surtout aux métallurgistes, ouvriers de type moderne. Ainsi l'Union des ouvriers sur métaux est-elle « l'organisation modèle », son cercle « le centre d'étude et de discussion de la partie avancée de la classe ouvrière à la Guillotière ». Ces prolétaires, reniant les timidités et les compromissions du proudhonisme, entament la phase révolutionnaire de l'émancipation ouvrière par la grève et la lutte syndicale, en même temps qu'ils affichent un radicalisme politique foncier. Sans doute plusieurs des vieux métiers participent-ils au nouveau mouvement: les tisseurs eux-mêmes ont créé, le 27 mars 1870 leur « Société civile de prévoyance et de renseignement », mais c'est « après de longs détours » qu'ils parviennent à l'idée syndicale et leur tardif syndicat est des plus timides : il exclut la grève et se garde d'adhérer à l'Internationale. Deux corporations traditionnelles forment pourtant les plus solides piliers de la Fédération lyonnaise : les tullistes et les passementiers ; mais c'est qu'elles sont dans une situation très particulière. Si les tullistes ont un vigoureux syndicat, dont les 160 membres sont entrés dans l'Internationale en janvier 1870, c'est que les progrès de l'industrie moderne et de la concentration leur font une condition qui tend à les rapprocher du prolétariat ; ils sont, chefs d'ateliers et compagnons, tombés sous la dure coupe d'un seul très grand fabricant, Baboin, qui, parce qu'il est de loin le plus puissant d'entre eux, sait contraindre ses collègues a refuser toute discussion avec les travailleurs 62 ; bon nombre de chefs d'atelier ont été ruinés et les ouvriers reçoivent des salaires de famine. Et si les passementiers ont adhéré parmi les premiers à l'Internationale, c'est qu'on constate chez eux un conflit de type nouveau, entre compagnons et chefs d'atelier et non plus seulement entre travailleurs et fabricants. Au contraire souligne S. Maritch, les ouvriers des spécialités où il n'y a pas heurt avec les chefs d'atelier adhèrent peu au mouvement de résistance et de fédération.

Les observations ici réunies sont exactes ; c'est l'interprétation d'ensemble qui me paraît contestable. Il est très vrai que les métallurgistes ont formé un des syndicat les plus énergiques, que c'est parmi eux aux bronziers (membres du Cercle des ouvriers sur métaux) que revient pour une grande part le mérite d'avoir lancé l'idée de fédération. Il peut paraître excessif cependant d'affirmer qu'ils sont à la pointe exemplaire du mouvement quand on sait toutes leurs réticences à se mêler à la fédération de 1870, qui devait tout de même solidement couronner l'édifice syndical. Les bronziers ont déserté, mais il faut également souligner que les métallurgistes des autres spécialités se sont toujours tenus sur une grande réserve à l'intérieur même de l'Internationale. En 1869, ils restaient à l'écart dans la deuxième section [Doc. 1869 / 2], se gardant de se mêler aux querelles de coteries, ce qui était louable; mais plus tard, on ne voit pas davantage de mécanicien ou de fondeur jouer de rôle effectif ou apparent dans les commissions d'organisation de la fédération. 63 Certes les sources policières leur attribuent les opinions les plus « avancées », socialement comme politiquement : « L'esprit politique de la corporation des bronziers est de plus révolutionnaires... ». « La corporation des mécaniciens est violente et se laisse dominer par les meneurs de grève... ». Leurs chefs « dans un moment d'agitation conduiraient la corporation des ouvriers métallurgistes aux barricades ». 64

Il faut encore une fois soigneusement peser ces affirmations. Si l'on recommence le jeu des citations policières, force est de constater que leur radicalisme social et politique, pas plus que le fait d'avoir énergiquement mené la corporation à la grève, n'empêche en rien la plupart de ces meneurs d'être fidèlement attachés aux traditions ouvrières, et par exemple au coopératisme. A côté d'amis de Schettel qu'on peut ranger si l'on veut dans la catégorie des « politiciens », le chaudronnier Sipel, l'ajusteur Roussouche, on compte parmi eux aussi bien: « Edelle, mécanicien, trésorier du cercle, socialiste communiste, propagateur du mouvement coopératif qu'il considère comme une forme transitoire pour arriver à l'Utopie communautaire; il a fait partie de la commission de la dernière grève », « Sapin, tourneur sur cuivre, ouvrier d'élite influent dans sa corporation qu'il a dirigée dans la dernière grève, fait partie de la commission du cercle et est secrétaire d'une société coopérative de production en voie de formation », « Eynard, monteur sur bronzes, ouvrier d'élite, intelligent et très influent dans son corps d'état, il figure parmi les promoteurs des sociétés coopératives et de l'Internationale », « Chasset, tourneur sur métaux, démocrate radical des plus influents sur la classe ouvrière, figure parmi les promoteurs de l'association coopérative des ouvriers bronziers et de l'association internationale ». 65 L'association de production des mécaniciens qui s'est ouverte en novembre 1869 à la Guillotière n'a-t-elle pas pour gérant Guérin, l'un des chefs de la grève de juin ? Fidèles à l'idée coopérative même dans la période syndicale, les métallurgistes ne le sont pas moins à l'œuvre des délégations ouvrières de 1867. On a vu les bronziers figurer en bonne place parmi les organisateurs de la commission d'accueil de 1871, avec Mollard et Grésillon qui sont d'anciens délégués de 1867. Les mécaniciens ne doivent pas être moins attachés à ce souvenir puisque le président de leur cercle est lui-même un de ces délégués : « Méda fils, socialiste proudhonien, intelligent, ambitieux; il a figuré parmi les délégués à l'Exposition de 1867 et a conservé des relations avec la délégation parisienne; il a également des relations avec les ouvriers de Saint-Etienne, du Creuzot, de Rive de Giers et plusieurs villes importantes du midi; il a été président de la dernière grève des mécaniciens et est président du cercle des ouvriers métallurgistes ». 66 Enfin, lorsque les bronziers, appuyés sur les métallurgistes, entreprennent après 1871 de réédifier une fédération ouvrière, n'est-ce pas de la tradition de 1867 qu'ils peuvent encore se réclamer? Ils organisent ou soutiennent alors de nombreuses grèves, mais, déclare un de leurs délégués,

 

À l’exemple de l'Angleterre où un trade-unionisme puissant permet de régler à l'amiable les conflits du travail: «notre but constant doit tendre à anéantir les habitudes de grèves... Lorsque nous serons réunis en Fédération en nombre suffisant, nous aurons les mêmes avantages que nos frères d'Angleterre et les grèves cesseront. En effets, citoyens, les grèves ne produisent rien de bon, c'est un mauvais principe qui disparaîtra indubitablement avec l'organisation de la Société fédérale ». 67

En second lieu, l'analyse de l'attitude des ouvriers du vieux type n'est que très partiellement acceptable. Un détail d'abord, mais d'une grande importance pour l'étude sociale du mouvement: ce n'est nullement l'opposition des compagnons et des chefs d'atelier qui peut expliquer le caractère révolutionnaire de certaines vieilles corporations. Examinons de près les motifs qui poussent les compagnons passementiers à la grève en février-mars 1870. 68 Dans un premier temps, patrons et ouvriers s'étaient entendus étroitement pour l'imposer aux fabricants l'uniformisation des tarifs : « Le comité des patrons et des ouvriers travaillèrent d'un commun accord. Les patrons passementiers ne sont que des intermédiaires entre l'ouvrier et le fabricant. Ils ont donc besoin des deux et ne peuvent se défendre contre l'un qu'avec l'aide de l'autre. Aussi les nouveaux tarifs discutés et consentis, les patrons demandèrent-ils aux ouvriers s'ils les aideraient à leur tour à faire accepter les nouveaux prix par les fabricants. » C'est alors que la situation se renverse: les ouvriers acceptent de donner leur soutien, mais moyennant de nouvelles concessions, aussitôt refusées, ce qui entraîne la grève : « Nous réclamons que l'on nous donne communication des conventions écrites justifiant notre salaire... Nous demandons que les patrons, ayant moitié gain, contribuent à la préparation du travail, c'est-à-dire à la mise en train du métier ». Or quelle est la raison fondamentale de ces revendications ? « Nous sommes tous appelés à devenir chefs d'atelier, c'est ce motif qui nous détermine à vouloir établir des bases qui servent de règle de conduite entre le chef d'atelier et l'ouvrier ». Voici donc une des premières corporations à adhérer à l'Internationale qui est formée de futurs chefs d'atelier: l'opposition entre ouvrier et patron intermédiaire, même en 1870, n'est pas tellement accusée.

D’autre part, dans le mouvement syndical, les ouvriers du vieux type, plus généralement, sont loin d'être les plus retardataires. Force est bien de constater qu'après la relative désertion des « prolétaires », ce sont les sociétés des métiers de type ancien, plus proches de l'artisanat que du prolétariat qui ont été les meilleurs champions de l'idée de Fédération. Aux côtés des tullistes et des passementiers, les plus fidèles, des ouvriers de métiers très spécialisés, comme les doreurs sur bois, les sculpteurs, ou des ouvriers travaillant le plus souvent à domicile ou en très petits ateliers, comme les tailleurs ou les menuisiers en meubles, ou enfin des ouvriers de métiers fort anciens, ayant derrière eux une très vieille tradition d'organisation comme les tanneurs, les corroyeurs ou les chapeliers. Enfin, hors de la fédération, si les tisseurs ont constitué tardivement leur syndicat, on n'en doit pas moins souligner qu'ils ont rallié l'idée syndicale, et que leur organisation est de loin la plus importante de Lyon, comptant entre 10 et 15.000 membres. 69 Ils ne rejoignent pas (sauf une infime fraction) l'Internationale, mais Richard qui a eu de nombreux contacts avec eux a longtemps espéré leur adhésion. Théoriquement, ils n'admettent pas la violence de la grève « nuisible à tous les intérêts et ruineuse pour les sociétés », lui préférant le système des « déplacements » de main-d'œuvre des ateliers qui pratiquent de trop bas salaires à ceux qui en offrent de plus rémunérateurs; mais quelle corporation admet alors la grève de gaîté de cœur ? Et leur société n'en a pas moins failli naître dans la violence. L'habileté seule du préfet a prévenu, le 15 octobre 1869, une descente sur Lyon des tisseurs de la Croix-Rousse, mécontents de la baisse générale du prix des façons ; elle ne peut empêcher, le lendemain, un meeting de 10.000 personnes au Clos Jouve. Une délégation demande alors la méditation des autorités dans le conflit, mais cette demande n'est pas la preuve d'une excessive confiance en l'Empire car « la conversation prit fin quand on s'aventura sur le terrain politique, essayant de provoquer l'admiration des ouvriers présents sur les bonnes intentions du gouvernement impérial dont on ne pouvait oublier les origines ». Toute conciliation ayant échoué, les tisseurs lyonnais sont, au moment où éclate la guerre, à la veille de déclencher une grève générale, après avoir vaillamment soutenu de leurs deniers 7.000 tisseurs grévistes de la banlieue [Doc. 1870 / 1].

L'interprétation de Maritch doit indiscutablement être reprise, aussi bien sur le problème du syndicalisme que sur celui de la coopération, et surtout l'analyse sociale qui supporte toute sa thèse. Il est malheureusement aujourd'hui encore difficile d'étudier avec quelque précision les rapports sociaux dans la population lyonnaise. Les documents font défaut, et, par exemple, les résultats pour Lyon de l'enquête industrielle de 1861-1865 ayant disparu dans un incendie, il n'est resté que d'insuffisantes approximations globales. Aucun travail récent d'autre part n'est venu éclairer le problème. En l'absence de renseignements détaillés et chiffrés, on ne peut évidemment formuler que des hypothèses, en s'efforçant surtout d'atténuer ce qu'ont d'excessif des explications trop systématiques. Excessif à coup sur le portrait du chef d'atelier du tissage comme d'un artisan qui s'embourgeoise, bouc émissaire des erreurs du mouvement ouvrier des années 1862 à 1867. Maritch l'emprunte à Louis Reybaud, qui opposait en effet les chefs d'atelier du tissage, population stable d'individus pourvus à la fois d'un outillage, d'un domicile, d'une famille et d'ambitions d'avenir, par conséquent prudents et modérés, aux compagnons instables, nomades, célibataires, donc révolutionnaires. De ce que se produit, sous le Second Empire, un important exode des métiers vers la campagne, et avec eux des compagnons, S. Maritch conclut qu'à Lyon ce sont désormais des éléments timorés qui dominent dans les industries traditionnelles. 70 Mais Louis Reybaud distinguait déjà plusieurs types de chefs d'atelier: « On en cite qui sont propriétaires de leurs maisons, d'autres qui ont pu réunir un petit capital de 20 à 30.000 Fr, ce sont les privilégiés et ils sont très rares... . «  Mais bien en dessous, et après plusieurs niveaux intermédiaires, « au dernier échelon se trouve la masse des chefs, qui à raison d'un moindre nombre de métiers ou d'un outillage plus défectueux n'atteignent pas le chiffre de 2.000 Fr et descendent jusqu'à 1.200 et 1.100 Fr de recettes ». Les premiers se sont sûrement hissés dans la petite bourgeoisie, mais les derniers ont toujours été les plus nombreux, et il est probable que leur nombre s'est encore accru avec les crises périodiques qui ont secoué la soierie sous l'Empire.

Possesseurs d'un ou de quelques métiers, le fossé ne doit pas être bien grand qui les sépare par exemple de ces compagnons passementiers qui ont l'ambition de s'établir; ils sont encore du « peuple ». Artisans, ils ne sont pas les moins énergiques dans le mouvement politique ou le mouvement ouvrier : en voici quelques-uns qui comptent parmi les meilleurs chefs de l'Internationale lyonnaise: «Le nommé Doublé exerce la profession de tisseur; il a un métier chez lui, et depuis la mort de sa femme, il vit avec une concubine qui exploite un petit magasin de fruits et de légumes. Il passe clans son quartier pour un ouvrier laborieux, aisé... », Bret, tisseur, est propriétaire de la maison qu'il habite et a chez lui un atelier de tissage composé de deux métiers... », « Marmonnier, passementier, depuis deux ans il a pris un métier à son compte. Il s'est occupé très activement en dernier lieu de la grève des passementiers ». 71 Excessive également l'opposition proposée entre les ouvriers du vieux et du nouveau type dans le syndicalisme de 1869. 72 A Lyon comme à Paris, l'ouvrier artisan, l'ouvrier à façon ou à domicile, l'ouvrier de petite entreprise comptent encore en 1870 parmi les éléments les plus actifs et les plus conscients du mouvement ouvrier. Il est vrai qu'il se développe autour de Lyon une puissante industrie de type concentré. Cela ne signifie pas forcément un remaniement brutal et radical du milieu social dans ses structures et surtout dans ses habitudes mentales. Les ouvriers de type ancien (qui ne comptent pas que les chefs d'atelier du tissage) ne sont pas complètement submergés. Il est probable d'autre part que les métallurgistes ne répondent pas tous à l'exacte définition du « prolétaire ». Il existe, à l'intérieur de Lyon, bon nombre de petites ou moyennes entreprises où travaillent des mécaniciens, des fondeurs, des bronziers qui ne sont pas tellement différents des ouvriers lyonnais traditionnels, dont les rapproche la cohabitation et une histoire vécue en commun. Il est difficile de croire, comme on l'a vu dans le cas du mouvement coopératif, que ce soient déjà les ouvriers d'immigration récente, la main-d'œuvre encore instable des journaliers des très grands ateliers, qu'on retrouve en majorité dans les organisations syndicales, mais bien plutôt ces ouvriers d'un type intermédiaire, plus stables, plus instruits, plus expérimentés. Nous avons affaire à un prolétariat de transition, sur lequel il faut se garder de projeter rétroactivement des oppositions tranchées qui sont celles de l'avenir, comme celle de l'artisan et du prolétaire.

Ce qui le montre le mieux, c'est en définitive la remarquable communauté de pensée et d'action qui est celle de tous les ouvriers lyonnais, qu'ils soient du vieux ou du nouveau type. Comme les tisseurs, les mécaniciens ont cru à la vertu de la coopération; ce ne sont pas seulement les vieilles corporations, mais aussi les mécaniciens, les bronziers, les menuisiers qui ont envoyé des délégués à l'Exposition « impériale » de 1867, et ces derniers n'ont pas moins fort que les autres le souci de continuer l'œuvre alors entreprise; comme les mécaniciens enfin, les tisseurs et bien d'autres vieilles corporations se rallient à la neuve idée syndicale. À peu de choses près leurs cadres mentaux sont encore les mêmes;  ils ne divergeront que plus tard.

 

Conclusions: signification socialiste du mouvement

 

J'ai précédemment — comme avait fait S. Maritch bien qu'avec d'autres arguments — écarté l'hypothèse d'une influence réelle du bakouninisme sur le syndicalisme lyonnais (qui d'ailleurs dépasse largement le cadre de l'Internationale).

Je viens longuement d'insister sur les aspects encore traditionnels du prolétariat lyonnais des années 1860: c'est d'une autre façon souligner le peu d'écho que pouvait trouver en lui une idéologie extérieure, étrangère comme le notait Richard à la tradition du mouvement ouvrier français. C'est aussi, semble-t-il, marquer la limite de ses progrès. Le syndicalisme lyonnais peut alors paraître timide, réduit aux simples problèmes immédiats et locaux de la lutte quotidienne: on n'en voit ni la portée révolutionnaire, ni la signification socialiste.

En réalité, il faudrait se garder de conclure de ce qui précède que j'ai prouvé qu'en somme l'avant-garde du prolétariat lyonnais, les métallurgistes, était aussi rétrograde, finalement aussi « proudhonienne » que son arrière-garde, les tisseurs.Ce qui doit seulement apparaître, c'est que le syndicalisme n'est, ni dans son recrutement, ni dans son « idéologie », une rupture avec le mouvement des précédentes années, mais plutôt l'épanouissement de toute une tradition d'organisation ouvrière. Ce n'est pas en atténuer la nouveauté: je crois avoir suffisamment montré qu'il ne fallait pas, dans la période 1860-1868, exagérer l'influence du proudhonisme qui est alors loin d'épuiser la signification du mouvement ouvrier. Entre les deux moments de la lutte ouvrière, coopérative, puis syndicale, ce sont les délégations ouvrières à l'Exposition de 1867 qui font le lien; mais ici encore la présence dans leurs rangs du louche personnage qu'est J.-M. Gauthier et ses idées proudhoniennes ne doivent pas faire mésestimer l'importance de leur rôle. Leur commission d'étude n'a pas fait œuvre rétrograde; c'est bien elle qui a (avec les timidités et les réserves qu'imposait la surveillance officielle) dégagé fort nettement de l'expérience ouvrière antérieure cette conclusion qu'il était désormais indispensable d'organiser syndicalement la classe ouvrière. 73 C'est à leurs délégués de 1867, restés en étroits contacts avec leurs collègues parisiens, que bien des corporations lyonnaises doivent la création de leurs sociétés de résistance: chapeliers, cordonniers, graveurs avec Garin, tapissiers avec Agricol Boyé, et surtout bronziers et mécaniciens, avec Mollard, Grésillon et Méda. Ces militants peuvent parfois user d'un langage qui nous semble proudhonien, contre la grève par exemple, et au regard des outrances verbales de Richard, leur socialisme paraît pâle. Cela ne les empêche pas de créer, dans les vieux comme dans les nouveaux métiers, des organisations de résistance, de fomenter activement des grèves, d'adhérer à l'Internationale, de voter jacobin et finalement de faire la Commune, ce qui est bien révolutionnaire et en flagrante contradiction avec le proudhonisme. S'il est vrai qu'elle a exercé un temps quelque influence sur le mouvement ouvrier, je ne crois pas du tout déterminant le rôle de cette idéologie. À un niveau beaucoup plus profond, le mouvement ouvrier continue, depuis 1830 et 1848, sa marche en avant, crée lui-même ses propres formes de lutte, dont le syndicalisme de 1870 est le couronnement. L'épreuve des faits n'a pas manqué de le débarrasser rapidement de ce qui n'était qu'une entrave passagère et superficielle. Marx l'avait fort bien compris qui n'a jamais pris la peine de combattre officiellement le proudhonisme dans l'Internationale: il suffisait de le laisser doucement s'éteindre.

Élargissons maintenant les perspectives. L'exemple de la section lyonnaise fait à mon sens apparaître que ce qui importe, ce sont moins les idéologies, phénomènes extérieurs que le fait syndical lui-même, d'ailleurs enraciné profondément dans  toute une tradition ouvrière. Ceci n'est-il pas vrai de l'Internationale tout entière et ne serait-il   pas   temps   de   déplacer   le centre d'intérêt de nos   études ?  Quand on a fait bien proprement l'histoire  des  querelles  du proudhonisme et du marxisme, puis du marxisme et du bakouninisme, on croit avoir tout dit et on disserte d'abondance sur les divergences des socialismes nationaux. Jamais on ne cherche ce qui fait l'unité profonde de l'Internationale, dont  le Conseil général de Londres supposait tout de même l'existence : « Comme les sections de la classe ouvrière dans chaque pays et la classe ouvrière dans les divers pays se trouvent placées dans des circonstances très diverses et sont arrivées actuellement à des  degrés  divers  de  développement, il s'ensuit nécessairement que leurs opinions théoriques, qui reflètent le mouvement soient aussi divergents. Cependant la communauté d'action initiée par l'A.I.T., l'échange des idées [...] ne manquent  pas  d'engendrer  graduellement  un programme  théorique commun ». 74 On oublie volontiers — et Cole par exemple n'en fait pas mention dans le chapitre qu'il consacre à l'Internationale — qu'au Congrès de Bâle, après la trop fameuse querelle sur l'héritage, l'unanimité des délégués s’est refaite sur le rapport de Pindy (soit dit en passant un mutuelliste !) sur la question des sociétés de résistance. Pensant bien entendu au syndicalisme révolutionnaire à venir et à ses querelles avec le « socialisme », l'historien est tenté de croire qu'il s'agit d'une unanimité factice;  mais nous n'avons pas à projeter sur le passé des querelles postérieures, seulement à apprécier sans arrière-pensée ce qui se passe en 1869. Or à cette date, de la France dite proudhonienne à l'Angleterre trade-unioniste, de l'Espagne réputée bakouniniste à l’Allemagne supposée marxiste, dans tous les pays qu'elle touche l'Internationale développe et unifie le mouvement syndical. Le syndicalisme est sa raison d'être — Marx nous en est le meilleur témoin :

« L'unique puissance sociale du côté des ouvriers est leur masse. [...] Les syndicats sont nés tout d'abord de tentatives spontanées de la part d'ouvriers pour arracher   des   conditions   de   travail   contractuelles   les   élevant   au-dessus   de la condition de simples esclaves... Cette activité des syndicats n'est pas seulement légitime, elle est nécessaire... Il faut la généraliser en créant des syndicats et en les unissant dans tous les pays... Les syndicats, sans en avoir conscience, sont devenus des foyers d'organisation de la classe ouvrière... (s'ils) sont indispensables  pour la  guerre  d'escarmouches  quotidienne entre  le  capital   et  le travail, ils sont encore beaucoup plus importants   en   tant qu'appareils  organisés pour hâter l'abolition du système même du salariat». 75

 

Dès lors, si l'on veut découvrir la portée socialiste réelle du mouvement international, c'est dans le syndicalisme lui-même qu'il faut la chercher, plutôt que dans les idéologies qui sont venues se plaquer sur lui. Marx encore nous y invite. Il y a risque que le syndicalisme s'en tienne, dit-il « aux luttes locales et immédiates contre le capital... Il faut que les syndicats apprennent à agir dorénavant de manière plus consciente en tant que foyers d'organisation de la classe ouvrière. Il faut qu'ils soutiennent tout mouvement social et politique qui tend à ce but ». Mais pour lui cet élargissement indispensable des perspectives se produit naturellement, par la force des choses : « Les syndicats sont les écoles du socialisme. C'est dans les syndicats que les ouvriers s'éduquent et deviennent socialistes, parce que tous les jours se mène sous leurs yeux la lutte avec le capital... La grande masse des ouvriers est arrivée à comprendre qu'il faut que sa situation matérielle soit améliorée.

Or, une fois la situation matérielle de l'ouvrier améliorée, il peut se consacrer à l'éducation de ses enfants, sa femme et ses enfants n'ont pas besoin d'aller à la fabrique, il peut lui-même cultiver davantage son esprit, mieux soigner sort corps, il devient alors socialiste sans s'en douter». 76

C'est ici et non ailleurs qu'il faut chercher le passage du mouvement ouvrier au socialisme. L'épanouissement du syndicalisme vers les perspectives les plus larges est bien en effet ce qu'on commence à constater dans le mouvement international français. Voici un texte de Varlin qui sonne comme les lignes précédentes de Marx :

« Les sociétés ouvrières, sous quelques formes qu'elles existent actuellement, ont déjà cet immense avantage d'habituer les hommes à la vie de société, et de les préparer ainsi pour une organisation sociale plus étendue. Elles les habituent non seulement à s'accorder ou à s'entendre, mais encore à s'occuper de leurs affaires, à s'organiser à discuter, à raisonner de leurs intérêts matériels et moraux, et toujours au point de vue collectif. [...] Beaucoup de leurs membres, souvent, sont inconscients au début du rôle que ces sociétés sont appelées à remplir dans l'avenir; ils ne songent d'abord qu'à résister à l'exploitation du capital ou à obtenir quelque amélioration de détail; mais bientôt les rudes efforts qu'ils ont à faire pour aboutir à des palliatifs insuffisants les amènent fatalement à rechercher les réformes radicales qui peuvent les affranchir de l'oppression capitaliste. Alors ils étudient les questions sociales et se font représenter aux Congrès ouvriers. » 77

Les syndicats ouvrent les voies de l'avenir et portent en eux les formes de la société nouvelle. Sa forme économique et sociale : « ce sont eux — dit encore Varlin — qui pourront facilement se transformer en associations de producteurs; ce sont eux qui pourront mettre en œuvre l'outillage social et organiser la production ». Également sa forme politique, si l'on peut encore employer le mot puisqu'il ne s'agit plus que d'une « administration des choses»: « Le gouvernement est remplacé par les conseils des corps de métiers réunis et par un comité de leurs délégués respectifs, réglant les rapports du travail qui remplaceront la politique. » 78 Tel est aussi le message socialiste qu'annoncent aux travailleurs lyonnais les travailleurs belges dans leur communication à l'assemblée du 13 mars 1870  [Doc. 1870 / 6]

Malheureusement, et malgré les conseils des Belges, l'influence des ouvriers parisiens, le mouvement international lyonnais ne donne pas en France le meilleur exemple de cet épanouissement. Tard constituée, tôt interrompue par les arrestations de mai puis par les événements révolutionnaires, la fédération lyonnaise n'a jamais atteint son plein développement, qu'ont aussi sûrement entravé les maladresses outrancières de Richard et son inexpérience des réalités ouvrières. À Marseille, la Fédération était assez forte pour jouer un rôle non négligeable en septembre 1870, et l'insurrection du 22 mars 1871 commence par une grève générale. 79 A Paris, les organisations syndicales, désemparées un moment sous le Siège, ont tout naturellement trouvé leur place dans la construction esquissée par la Commune du socialisme: elles animent le Commission du Travail et de l'Echange et s'apprêtent à prendre la place des monopoles. Rien de tel à Lyon, où l'émeute du 28 septembre est le type de l'insurrection   inorganique (c'est   d'ailleurs   ainsi   que   la   désirait   Bakounine), l'appel au mécontentement massif des chômeurs des ateliers nationaux menacés d'une réduction de salaire, une espèce  de réédition maladroite  de juin  1848.

De l’expérience ici tentée sur la section lyonnaise (et j'en dirais autant pour :Paris se dégagent en conclusion, me semble-t-il, quelques règles que je crois indispensable d'observer lorsqu'on étudie cette enfance du mouvement ouvrier socialiste qu'est la période 1860 ou 1865 à 1870.

Si l'on étudie les structures sociales dans lesquelles il s'enracine, il ne faut pas projeter sur elles des notions anachroniques, postérieures ou antérieures, comme artisanat, prolétariat, grande industrie ou petite bourgeoisie. De telles notions ne conviennent plus ou ne conviennent pas encore: il s'agit d'un prolétariat de transition, mais on n'en doit pas moins l'étudier en lui-même, non par comparaison avec ce qui existait avant ou après.

En second lieu, il ne faut pas exagérer à cette date d'influence des idéologies ; en tout cas elles ne doivent pas masquer la réalité. Nous avons forgé des sortes de mots-fétiches, comme proudhonisme, jacobinisme, bakouninisme et dans une certaine mesure marxisme, mots chargés d'un sens précis et exclusif et qu'on applique automatiquement en certains cas : la coopération c'est le proudhonisme,,le syndicalisme, le bakouninisme anarchiste, l'engagement politique le jacobinisme… Un tel vocabulaire ne suit pas la réalité mais la déforme et l'on n'aboutit souvent qu'à d'indépassables contradictions qui n'existent que dans les mots. Toute l'histoire ouvrière ne s'accomplit pas dans la tête des idéologues,

 Enfin (et ce n'est qu'une autre façon de dire la même chose) ce n'est pas d'abord d'en haut qu'il faut faire l'histoire du mouvement international; on le réduit alors à des heurts d'idéologies pures. Chacun connaît la fameuse équation du Congrès de Bâle: 19 oui pour le Conseil général sur la question de l'héritage + 37 non + 6 abstentions — 4 non sur la question de la propriété collective = 19 marxistes anglo-allemands  +  39 collectivistes   plus   ou moins bakouninistes, suisses, belges, français et espagnols + 4 proudhoniens français. Est-on bien sûr d’avoir tout dit? Il faut solidement tenir l'autre bout de la chaîne, celui qui plonge dans le mouvement ouvrier réel. On constate alors que, quand on discute de la coopération, ce n'est pas pour ou contre le proudhonisme que l'on se bat, c'est d'un fait concret qu'il s'agit, qui lui aussi a une histoire; que la question de l'héritage, pour être décisive dans la tête de certains, n'a pas forcément beaucoup  de retentissement  dans  les  masses  ouvrières,  tandis  qu'en revanche un problème réel pour elles est celui du syndicalisme. On peut ensuite retrouver les grands débats, sur la politique ou sur l'Etat; mais ce n'est pas dans quelques citations de Bakounine, d'Albert Richard, ni même de Marx qu'il faut chercher à les comprendre, mais au coeur du mouvement ouvrier syndical, qui les résout à sa manière.

 


Notes

 

 

# Cet article est le texte — légèrement remanié — d'un exposé qui a été présenté en avril 1961 au séminaire d'étude sur les Trois Internationales que M. le Professeur G. Del Bo avait dirigé à l'Ecole des Hautes Etudes de Paris.

Le lecteur ne doit y voir qu'une introduction à la lecture des documents donnés en ;seconde partie, qu'il faut savoir gré aux Annali d'accepter de publier en si grand nombre. Ces documents sont pour la plupart empruntés aux archives lyonnaises concernant la section internationale, dont l'Institut G. G. Feltrinelli possède la copie microfilmée.

Je n'ai donc esquissé qu'à très grands traits la trame des événements qui forment l'histoire de cette section: les faits, ce sont les textes originaux qu'aucun commentaire ne saurait remplacer qui les préciseront. En revanche, j'entends surtout poser des problèmes de méthode pour l'étude du mouvement ouvrier international. Cet exposé appelle une discussion, qui avait été entamée à l'Ecole des Hautes Etudes et dont je souhaite qu'elle soit continuée. Elle devrait être d'autant plus facile que le lecteur pourra lui aussi juger sur pièces, et s'assurer concrètement si les hypothèses que j'avance ne sont pas aventureuses, et mes conclusions excessives, ou erronées.

 

1 J'excepte bien entendu les travaux de C. Marti sur la section de Barcelone, International Review of Social History, 1960, de Kosmin, La section russe de la Première Internationale, Moscou 1957 (en russe) et de G.P. Novikova, « La section de Bordeaux de l'Internationale pendant la guerre franco-prussienne et la Commune de Paris », Novaja i novejsaja istorija, 1961, n° 2).

2 Ainsi fait par exemple G. D. H. Cole, dans son Histoire du socialisme (T. 2, Marxism and anarchism) qui insiste fortement sur la diversité des socialismes nationaux, mais n'établit cette diversité qu'en fonction des positions prises par quelques-uns de leurs grands leaders dans les congrès.

3 Maurice Moissonnier (Un agent de la préfecture dans la Commission fédérale...) cite en 1870 le cas de Pierre-Antoine Garnier, apprêteur de tulles et délégué de sa corporation, mais agent du commissaire principal Delcourt. Ce n'est d'ailleurs pas une découverte puisque S. Maritch avait déjà mentionné le fait (Histoire du mouvement social... p. 240). Il faut en outre citer le cas de Jean-Marie Gauthier, un des chefs les plus en vue du mouvement ouvrier en 1867, membre de l'Internationale, membre influent de la Société des tisseurs et président de la délégation ouvrière à l'Exposition de 1867, qui n'est qu'un vulgaire indicateur et émarge en avril 1867 pour la somme de 100 Fr.

4   Cf. également J. L. Puech, Le proudhonisme dans l’Association Internationale des Travailleurs.

5   Les débuts du socialisme français, p. 65-66.

6 S.  Maritch,  Histoire  du  mouvement  social à Lyon, p.   147-169;   M.  Moissonnier, Première Internationale et courants traditionnels du mouvement ouvrier à Lyon.

7  A.  Richard, Les  débuts du socialisme français. C'est  à  tort  que  M.  Moissonnier {art. cit.) impute au groupe Schettel, mécontent des décisions du Congrès de Genève, la responsabilité de cette scission. Elle s'est faite derrière le maître tisseur Maire.

8  A. Richard, ibid., p. 68-69.

9  S. Maritch, op. cit., p. 117 et 174.

10 Voir la seconde partie de cet article et M. Moissonnier, La Commune et le mouvement ouvrier lyonnais.

11 Les débuts du socialisme français. Richard d'ailleurs ne dit jamais expressément que la première section était tombée en 1867 sous l'emprise des radicaux : « L'Internationale lyonnaise fut relevée et réorganisée par mes amis et moi. Cette fois (en 1867), elle était bien résolument socialiste et les visées politiques étaient reléguées à l’arrière-plan; mais de nouvelles divisions se produisirent bientôt. Les Internationaux lyonnais consommèrent la plus grande partie de leur énergie en accusations et en calomnies sans cesse renouvelées » (Bakounine et l'Internationale à Lyon). Cf. Documents 1867 I 2 - août à octobre].

12 Citations extraites d'un rapport de février 1870 (A.M.L. I2 55 27). Gaumont (Le mouvement ouvrier d'association... p. 89) signale encore que Carnal et Aristide Cormier (deux des plus violents détracteurs de Richard) comptent au début de 1869 parmi les fondateurs du « Cercle de l'Enseignement des travailleurs en participation qui est à la fois un cercle d'éducation ouvrière et une société coopérative de consommation.

13 Notamment la section de Tournon. A.M.L., F 55 92 et 94.

14 Cf. la « Protestation de la section stéphanoise contre les agissements de certains internationaux lyonnais », citée par O. Testut, L'Internationale et le jacobinisme…, p. 450-408. Carnal et Blanc leur avaient déclaré que « l'A.I.T. n'existait plus et que c'était la Société coopérative de consommation des travailleurs qui l'avait remplacée » ; les stéphanois avaient pris 76 carnets d'adhésion.

15 La coopération lyonnaise jugée par l'ex-police impériale, p. 1 et 2.

16  I2 43 170 du 7 mars 1867.

17 Le mouvement d'association..., p. 87.

18  S. Maritch, op. cit., p.  113 et  132.

19 Le mouvement d'association..., p. 82.

20  E. Flotard, Le mouvement coopératif à Lyon, p. 246.

21 La Marseillaise du 13 janvier 1870.

22 Cf. Associations professionnelles ouvrières (maçons   de   Lyon) et  La  coopération lyonnaise jugée..., p. 24 et 30.

23 La coopération lyonnaise jugée..., p. 34.

24 Ibid., p. 24.

25 Cf. en particulier Documents 1868 / 1 : Situation des ateliers de la Buire.

26 Par exemple l'association qui se constitue chez les chaudronniers est fondée par des contremaîtres des ateliers d'Oullins. Le contremaître est l'ouvrier monté en grade,qui possède à fond son métier et occupe depuis longtemps un emploi dans l'atelier.

27 Cf. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, p. 187-188. « De quoi s'agissait-il pour les associations ouvrières d'après le système du Luxembourg ? De supplanter, par la coalition des ouvriers et avec les subventions de l'Etat, les associations capitalistes, c'est-à-dire toujours de faire la guerre à l'industrie et au commerce libres, par la centralisation des affaires, l'agglomération des travailleurs et la supériorité des capitaux. Au lieu de cent ou deux cent mille patentés qu'il existe dans Paris, il n'y aurait plus eu qu'une centaine de grandes associations, représentant les diverses branches d'industrie et de commerce, où la population ouvrière eût été enrégimentée et définitivement asservie par la raison d'état du capital. Qu'y auraient gagné la liberté, la félicité publique, la civilisation ? Rien. Nous eussions changé de chaînes. »

28 Cité par Gaumont, Histoire générale de la coopération, t. 1, 383-384.

29 Cf. à ce sujet deux articles de Rémi Gossez: L'organisation ouvrière à Paris sous la IIe République, Revue des Révolutions contemporaines, 1950, n° 185, p. 31-45, et « L’organisation ouvrière unitaire et ses phases dans le département de la Seine de 1834 à 1851 »,Archives Internationales de Sociologie de la Coopération,  1959, n° 6, p. 67-89.

30 Proudhon, Capacité, p. 190-191 : « S'agit-il de la grande production manufacturière, extractive, métallurgique, maritime ? Il est clair qu'il y a lieu à association : personne ne le conteste plus [...] Maintenant est-il question de ces mille métiers et commerces qui existent en si grand nombre dans les villes et jusque dans les campagnes? Là je ne vois plus la nécessité, l'utilité de l'association. »

31   Le mouvement coopératif à Lyon, p. 241  et 239.

32 Pour l'histoire de toutes ces sociétés ouvrières, cf. Les Associations professionnelles ouvrières et la Coopération lyonnaise jugée...  passim.

33 En même temps que Richard, était envoyé à Bruxelles le lithographe A. Grinand, probablement délégué par les lambeaux de l'organisation Schettel. « L'un des deux délégués — prétend Richard — n'était venu là que pour nuire à l'autre » (Les débuts du socialisme français, p. 78). Entendons qu'il s'agit des séquelles de la vieille querelle qui depuis la fin de 1867 oppose Schettel à Richard. [Doc. 1867/2 - 27 août]. Au Congrès de Lausanne, Schettel avait tenté en vain de faire mettre Richard en accusation comme escroc et traître. Au début de 1869, Cormier et Carnal répètent ces accusations. À l’appui, Grinand prétendait qu'au Congrès de Bruxelles Eugène Dupont, correspondant pour la France, lui avait tenu les propos suivants : « Soit cet homme est un faussaire, soit il est indigne d'être ici. Il y a là de quoi le chasser [...] Les papiers que vous me donnez seront déposés dans les archives de la société, de manière que nous puissions un jour, s'il agissait contre nous, l'écraser d'un coup» (Lettre de Bakounine  à  Richard du 9 avril  1869,  Bibliothèque  de  Lyon).  Ces  propos  sont  démentis  par Dupont (Lettre au citoyen B[akounine], 17 avril 1869, A.M.L., I2 56 208: «Si j'ai de l'estime pour Schettel, je n'ai pas moins d'amitié pour Richard. Je la lui conserverai tant qu'il ne sera pas démontré qu'il a démérité de l'estime des honnêtes gens. » Portée devant la section de Genève, l'affaire fut jugée en avril 1869 par un jury composé de Bakounine, Puthon, Monchal, Waehry et Paillard, qui blanchit Richard (texte du jugement dans O.Testut, L'Internationale et le jacobinisme …, t. 1, p. 408-410). Schettel et ses amis ayant récidivé au début de 1870, ce fut cette fois le Conseil général qui intervint en faveur de Richard (O. Testut, L'Internationale, p. 277-278) avec l'assentiment (d'ailleurs mitigé) de Marx.

34   A. Richard, Les propagateurs de l'Internationale en France, p. 641 et sq.

35 Cf. L'Internationale (belge) n° 54 du 23 janvier 1870 : « Il est de toute évidence que le peuple parisien, pris en masse n'a pas le sens de la révolution nouvelle. Son esprit n'est point dominé par l'idée féconde et régénératrice qui doit être l'âme de cette révolution... Ce peuple parisien dont les tendances démocratiques sont faussées, dont les idées sont dénaturées, dont les principes sont sophistiqués, ce peuple parisien qui est trop savant pour être socialiste d'instinct et qui ne l'est pas assez pour être socialiste par la science. »

36  A. Richard, Les propagateurs de l'Internationale en France. Au Congrès de Bruxelles, les positions socialistes de Richard sont encore bien pâles. Il est rapporteur de la commission sur la question du crédit mutuel entre les travailleurs et propose en son nom « la fondation d'une banque ayant pour but de rendre le crédit démocratique et égalitaire et de simplifier les rapports du producteur au consommateur. » (Compte-rendu du congrès, p. 31-32).

37  Bakounine et l'Internationale à Lyon, p. 119-120.

38 Les lettres de Bakounine à Richard ne laissent aucun doute sur le degré de cette intimité. Dans les papiers de Richard, les A.M.L. conservent (p. 56 96 et 97) le programme et le règlement de la « Fraternité internationale », que M. Moissonnier considère, à tort me semble-t-il, comme le programme de l'Alliance officielle (Un texte marxiste peu connu, la « Communication confidentielle »). Il s'agit plutôt de l'organisation secrète décrite par James Guillaume (T. 1, p. 120-131); selon ce dernier, elle aurait été dissoute vers mars 1869.Toutefois, après cette date, Bakounine fait couramment dans ses lettres, la distinction entre le cercle sûr des « intimes » ou des « amis et frères », à qui l'on peut tout dire, et les autres compagnons à qui certaines vérités graves devront être celées. Il va sans dire que Richard est des premiers.

39   Les débuts du socialisme français, p. 77-78.

40 Sur la grève, cf. L'Internationale (belge) n° 27 du 18 juillet 1869. Sur le cercle, dont la fondation est annoncée dans le Progrès du 19 août 1869, cf. La coopération lyonnaise jugée... p. 32.

41 Cf. Dutacq, Les grèves lyonnaises de la fin du Second Empire.Également L'Internationale  belge   n°s 24 à 31 (juin à août 1869).

42  Sur leur adhésion qui sera d'ailleurs sans lendemain et sur l'impitoyable condition qui leur est faite, voir les lettres de Palix à Richard (A.M.L., I2 56 236 du 29 juillet 1869 et 237 sans date) et son Rapport sur la corporation des ovalistes de Lyon présenté au Congrès de Bâle.

43 Rapport du Commissaire central du 7 juin 1873. Archives départementales

44 Palix est un fidèle de Richard depuis la première section. Il a été recruté vers juin 1869 ; cf. Lettre sans date de Palix à Richard (p. 56 238): «Vous me parlez d'adhésion au bureau central de Genève en ce qui concerne l'organisation en France des comités révolutionnaires socialistes. Je vous dirai que je ne demande pas mieux eue de m'associer à l'effort commun si je puis être de quelque utilité dans cette affaire, car pour moi l'inertie c'est la mort, et toutes les fois que vous me parlerez de quelque chose de radical et de terrible, vous trouverez toujours chez moi quelque chose en ébullition. »

45   Bakounine et l'Internationale à Lyon.

46 Ibid., Richard fait allusion à une lettre que lui adressait Bakounine le 7 février 1870 et où ce dernier lui vantait le mérite et le désintéressement total de Netchaïev ( !) et des nihilistes russes (Bibl. Lyon, ms 5401 n° 10). L'article cité reproduit un important fragment de cette lettre.

47 Ibid., p. 136.

48  Ibid., p. 148.

49 Richard a reproduit de longs fragments de la lettre citée dans Bakounine et l'Internationale à Lyon. Ses affirmations ont valu à F. Rude d'assez violentes critiques, d'autant qu'il s'était laissé aller à suggérer que Bakounine avait été un léniniste qui s'ignorait (cf. M. Moissonnier, La Commune et le mouvement ouvrier lyonnais). M. Moissonnier a parfaitement raison de souligner qu'il y a des preuves suffisantes de l'adhésion de Richard à l'Alliance anarchiste. Mais cela n'ôte rien aux allégations de Rude, qui a le mérite de montrer combien Richard a mal compris l'anarchisme, et qu'il faut se garder d'exagérer l'influence de certaines idéologies.

50 L'Internationale (belge), 7 février 1869, reproduisant L'Egalité de Genève.

51 Ibid., 21 novembre 1869. De même Richard excommunie l'Internationale parisienne, coupable de s'être abandonnée à la tentation  politique:  ce   thème fait le fond  de  sa  correspondance avec Malon.

52 A.M.L., I2 55 137

53  Progrès du 26 mai 1870, et Associations professionnelles ouvrières, t. 4. Le 23 mai, la commission internationale s'était réunie « pour combattre le projet de la chambre syndicale proposée par la commission d'initiative des ouvriers des industries du bâtiment dans laquelle (elle voyait) des adversaires de l'Internationale » (Archives départementales).

54 Associations professionnelles ouvrières, t. 2. D'après le rapport dressé par la justice sur Chol, il « a été l'instigateur de la grève des ouvriers coupeurs de chaussure et a cherché également à susciter une grève parmi les ouvriers cordonniers en leur assurant le concours de l'Association internationale pendant tout le temps de leur chômage. Les ouvriers cordonniers ont rejeté cette proposition ».

55 Rapport du commissaire central du 7 juin 1873. Archives départementales.

56 Lettre du 24 mai 18/0, citée par 0.Testut, L'Internationale et le jacobinisme…,  t.  1, p. 380-381. Il paraît s'agir de la chambre syndicale des ouvriers en bâtiment.

57 Je ne saurais ici être d'accord entièrement avec M. Moissonnier (Première Internationale...) qui affirme « qu'en 1870, il existait à Lyon des bases objectives favorables au développement des théories anarchistes », bases qu'il voit dans « le souvenir des combats passés (qui) contribuait à développer chez les travailleurs des sentiments de méfiance à l'égard des politiciens bourgeois » (et chez les ouvriers parisiens alors !), et dans la persistance de l'idéologie individualiste et le goût de la déclamation pseudo révolutionnaire qu'introduisaient chez les travailleurs lyonnais les éléments venus de la Fabrique des soies, domaine exclusif de la petite production artisanale ». Décidément, les tisseurs sont mis un peu à toutes les sauces :  ou y trouve au pire les conciliateurs les plus plats et, au mieux, les dirigeants qui mettent au service de l‘opposition républicaine la masse des travailleurs, et ils sont aussi anarchistes. Il y a eu certes d'authentiques conversions à l'anarchisme. Plusieurs des membres de la fédération de 1870, « Camille Camet-canut », Busque, Deville, Arthur Martin figureront parmi les prévenus du « Complot de Lyon » en avril 1874. Mais je ne crois pas que le mouvement syndical lyonnais ait été tout entier contaminé.

58 Bakounine et James  Guillaume l'ont jugé plus tard comme un traître et comme un détestable petit ambitieux sans moyens ni morale, quand ils avaient à lui reprocher un ralliement  au bonapartisme  très  compromettant  pour  eux.  Il  n'y  a  pas  de  preuve d’une trahison de Richard antérieure à 1872. Tout de même, on trouve dans sa correspondance (M. Moissonnier l'a  également  souligné)  une  réponse  du procureur  de la République  Andrieux,  au   moment   des  poursuites   contre  les  insurgés   de  Lyon,   qui jette un jour assez cru sur quelques-unes de ses faiblesses. {Doc. 1870 / 14].

59  Correspondance de Richard. I2 56 195 à 202 (lettres de Chassin) et 213 à 215 (de Goudchaux) en 1867 et 1868.

60   Lettres des 26 et 27 juillet 1869. P 56 160 et 161.

61 S. Maritch, malgré toutes ses réserves, parle de l'Alliance et de « sa théorie syndicaliste », p. 197. De même, pour Paris, le livre de Charles Rihs, La Commune de Paris, sa structure et ses doctrines, repose tout entier sur ce postulat.

62 Adhésion des  tullistes mentionnée dans la Marseillaise, n° 24 du  11  janvier  1870. Sur le rôle de Baboin, cf. une lettre de Ginet, secrétaire de la Société des tullistes, dans (belge) n° 64 du 3 avril 1870. l'Internationale

63 Et cependant en avril 1870, leur société est en pleine activité. Cf. la Marseillaise n° 131 du 30 avril 1870: «Les ouvriers sur métaux, fondeurs de fer, mécaniciens, chaudronniers, modeleurs se sont réunis dimanche 24 avril. Ils ont décidé à l'unanimité que les ateliers qui n'observeraient pas le programme admis à la grève de l'année passée concernant les dix heures seront abandonnés pas eux... Cette assemblée était composée de 2.000 hommes: 300 se sont fait inscrire pour faire partie du cercle de l'Union des ouvriers sur métaux, ce qui porte le nombre des adhérents de cette société

à  près  de  800 ».

64 La coopération lyonnaise jugée..., p. 29 et 32 et rapport de février 1870, I2 55 27.

65  Citations extraites de F55 27.

66 La même analyse pourrait être faite du cas des ouvriers menuisiers. Ceux-ci « espèrent arriver à créer une caisse de résistance pour forcer les patrons à se conformer aux règlements de salaires imposés par les commissions des grèves ». Mais en même temps quelques   socialistes   voudraient   fonder   une   société   de  production,   moyen selon  eux plus efficace pour améliorer la situation  des  travailleurs.  Parmi  ces  derniers-on remarque les sieurs Outhier, président du cercle des menuisiers, ancien délégué à Bâle.  Magnin,  ancien président  du cercle,  ancien président  de la  grève  de  1866, très radical et qui fait partie des réunions de ce parti... Girardin, Delmas, délégués à l’Exposition de 1867... ». La coopération lyonnaise jugée..., p. 31.

67 Rapport du 7 juin 1873. Archives départementales.

68  La Marseillaise,n° 80 du 10 mars 1870 et n° 86 du 16 mars.

69  Ces chiffres et tout ce qui suit d'après Mathé aîné, Les tisseurs en soie de Lyon.

70  Louis Reybaud, Études sur le régime des manufactures. Condition des ouvriers en soie, p. 1493,  S. Maritch, op. cit. p. 61 et sq.

71 D'après les fiches signalétiques établies en vue du procès de l'Internationale: P 55,77, 72 et 56. L'observation vaut aussi pour d'autres vieux métiers; ainsi Placet, qui représente les graveurs « exploite un atelier de gravure et emploie trois ouvriers ».

72  Opposition qui a été fortement reprise par M. Moissonnier, La Commune et le Mouvement ouvrier lyonnais. « Il faut distinguer deux types de travailleurs, celui qui est encore lié à la petite industrie, individualiste, tenté souvent par le socialisme utopique ou les théories radicales, plus attiré par la phrase anarchiste que par l'action collective organisée - celui qui forme la grande industrie, davantage porté à se plier aux exigences de la lutte de masse disciplinée... mieux disposé à adopter les thèses du socialisme moderne... Faute de les connaître, on ne comprendrait rien à l'histoire de l'Internationale  lyonnaise  entre   1864  et   1871 ».

73 Voir Recueil des procès-verbaux de la Commission ouvrière de 1867, particulièrement le volume 2, discussions sur les chambres syndicales.

74 Lettre du 9 mars 1869 au Bureau central de l'Alliance de la démocratie socialiste.

75 Résolution du Conseil général sur les syndicats au Congrès de Genève.

76 Interview au métallurgiste allemand Hamann, 30 septembre 1869 (soit quelques jours après le Congrès de Bâle). On en trouvera le texte en annexe à l'édition française de Travail salarié et Capital, Editions sociales,  1960,

p.  119-120.

77   Marseillaise, n° 81 du 11 mars 1870.

78   Pindy, Rapport au Congrès de Bâle sur les sociétés de résistance.

79   A. Olivesi, La Commune de 1871 à Marseille et ses origines.

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