Le Peuple de 1870/1871

 

            Puisqu’il paraît bien que nous avons épuisé désormais les vertus d’une sociologie dite quantitative, on choisira ici l’approche par la notion, de mode et de règle aujourd’hui, de représentation. S’il s’agit de désigner ces « classes inférieures » parisiennes qui se rebellaient contre l’Empire finissant, proclament la République en septembre 1870, s’insurgent le 18 mars 1871 pour une révolution qu’on a trop facilement dite plus tard ouvrière ou socialiste, « Peuple » est bien alors la représentation sociale la plus répandue, « modale », celle qui fait poids et force. [i] Point besoin d’un décompte des mots. « Le peuple » tient la une des journaux. Des feuilles radicales, ou simplement républicaines : « C’est bien là cette fois une révolution pour tout de bon, faite par le peuple et pour le peuple » ; « La France du peuple date du 18 mars. Ère nouvelle comme son drapeau. La France du droit, la France du devoir, la France du Travail, la France du Peuple. » (Vengeur, 30 mars 1871), jusqu’aux plus petites feuilles ouvrières : « Le peuple a ressaisi son pouvoir. (...) Le peuple a ressaisi son droit. » (Révolution politique et sociale, 23 avril 1871).

La presse, si rouge soit-elle, qui veut s’adresser à l’ensemble de la population parisienne, n’offre qu’un point de vue singulier. Mais toutes les sources concordent. On pourrait se référer à l’envi aux écrits, histoires, mémoires de Communards. Entre tant de titres possibles, on a choisi ici de citer souvent l'Histoire populaire d'A. Arnould, tout imprégnée d'une mentalité « peuple » : « La Révolution, c’est le peuple ; la Commune, c’est le peuple ; la démocratie, le socialisme, c’est le peuple ! »

Il est d’autres angles de vue possibles. Dans leurs histoires de la Commune, un Lissagaray, tardif, plus politique - il anima pourtant pendant quelques jours sous l’insurrection un éphémère Tribun du Peuple -, Malon, membre de l’Internationale, n’usent pas ou plus du terme, et le second privilégie évidemment ouvriers, « classe ouvrière ». Ceux-là sont malgré tout minoritaires : Proudhon, qui évoquait naguère des premiers la Capacité politique des classes ouvrières ne précisait-il pas aussitôt : « capacité politique des ouvriers, ou, pour me servir d’une expression plus générique, du Peuple » ?

Ce qu’on souhaiterait, c’est atteindre les représentations de ce peuple par ceux d’« en bas ». On peut puiser dans les recueils de chansons, fades il est vrai en 1871, donnant trop facilement dans une rhétorique habituelle et passéiste ; ou dans les innombrables essais poétiques ou politiques auxquels se sont livrés les hommes de 1871 et que recèlent leurs dossiers de répression. C'est dans les clubs, « théâtres et salons du peuple » de 1871, qu'on va en chercher l’expression la plus commode et la moins médiocre, quoique souvent rudimentaire ; et, en parallèle, aux discours prononcés dans les réunions publiques de la fin de l’Empire ou du siège qui les ont précédés et préparés. On n'a là certes que propos de porte-parole, « beaux parleurs » qui peuvent donner parfois dans l’amplification littéraire : « Nous sommes le prolétariat, c’est-à-dire cet homme-peuple ne cherchant que la lumière, que l’honnête, le juste, et la vérité (...). Nous sommes ces Maudits, ces Titans, ces éternels Sisyphes, n’ayant jamais cessé de remonter ce rocher infernal, retombant éternellement sur nos épaules, ne se lassant jamais. »(Le Prolétaire, 10 mai). II faut supposer qu’ils ne sont pas trop infidèles.

            L’important n’est pas tant de constater cette prééminence immédiatement évidente du terme, que d’en rechercher le contenu en 1871.

            Le Peuple, ce sont bien sûr les « classes malheureuses », « l’innombrable légion des déshérités », « la classe proscrite », c'est « l’asservissement du plus grand nombre ». « L’ouvrier est toujours le bœuf et il est mangé par des gens qui ont bon appétit et qui vont ensuite se vautrer le ventre au soleil. ” (1869). Pour le typographe montmartrois Sabourdy, membre de l’Internationale, les prolétaires sont, dans un amalgame littéraire un peu surprenant, les “ moutons de la fable ” qui seront “ toujours sucés de tous côtés par la pieuvre de Victor Hugo. ”

Peuple, mais le vrai peuple. “ Nous entendons par Peuple le peuple intelligent, le peuple qui sait lire et qui peut comprendre, le peuple éclairé et actif des villes, non le peuple ignare et inerte des campagnes ; dans le corps social, nous voyons le cerveau et le cœur qui régissent l’organisme, non les membres qui leur obéissent ” (Rappel, 30 mars). « J’entends parler évidemment de cette portion du peuple qui pense, qui raisonne, qui agit, et non de cette masse ignorante et indifférente, qui reste soumise par habitude, par absence de lumière, à de vieilles superstitions » (A. Arnould). Idéalement, pour le même Arnould, ce Peuple est toute vertu, toute morale :

« Parce qu’il s’appelle la Civilisation, et que vous vous appelez la Barbarie.

Parce qu’il est le Droit et que vous êtes la Force.

Parce qu’il est la Justice et que vous êtes le Crime.

Parce qu’il est l’Avenir et que vous êtes le Passé.

Parce qu’il représente un Principe et que vous êtes le privilège. »

Qualités qu'assurément un homme du peuple revendiquerait, en termes sûrement moins choisis.

            Peuple recouvre, englobe d'autres identités. Peuple, Paris, prolétaires, producteurs, citoyens s’équivalent ou à peu près, comme classes laborieuses, travailleurs, peuple travailleur. Dans Le Secret du peuple de Paris (1863), Corbon utilisait indifféremment « peuple, classe populaire parisienne, classe laborieuse de Paris, masses ouvrières, ma propre classe, la population appelée communément classe ouvrière. » ». L’identification est plus qu’une banalité et peuple n’est pas le terme trop commodément ambigu qu’on dit souvent : il faut réellement l’entendre dans une acception plus large que les autres désignants.

            Ce qui le définit au premier chef, comme tout au long du premier XIXe siècle, c’est le Travail. « Nous sommes de l’avis du grand philosophe Rousseau, nous pensons que tous les hommes devraient connaître un métier [...]. Un métier, c’est la colonne vertébrale de la dignité. » (Denis Poulot) : « Le peuple, ce roi du devoir et du droit, du combat et du travail [...]. Le peuple qui produit, qui se marie, qui élève, qui nourrit. » (Vengeur, 29 avril).  « Je me crois un travailleur », dit en 1869 Napoléon Gaillard, le cordonnier barricadier de la Commune, “ artiste chaussurier ” comme il aime à se présenter, « et quoique faisant des chaussures, j’ai droit au respect des hommes autant que ceux qui croient travailler en tenant une plume. » « Je suis travailleur, le travail est le seul bonheur de l’homme, ceux qui ne travaillent pas sont les plus misérables de la terre. [...] Le travail doit être tout et non l’argent. Il faut que le producteur soit tout. »  (1869). En voici un écho en 1871, assurément littéraire, qui n’est peut-être pas tout à fait inexact quantitativement : “ Ils sont (à Paris) trente mille riches qui détiennent sur une surface de trente lieues carrées le sol de la patrie. Nous sommes un million quatre cent mille qu’ils exploitent et qu’ils ruinent.  Ils y ont mis tant de patience ! Mais aujourd’hui les pauvres savent ce qu’ils valent, et que le travail est tout, et qu’il n’est pas une fortune qui n’ait ses racines dans la boue féconde des faubourgs. ” (Cri du Peuple, 8 mars).

            Ce n’est que secondement qu’intervient, au sein du peuple premier, le clivage en « classes » : Peuple prime classe qui n’a guère encore généralement que le sens faible de catégorie. L’ouvrier chapelier Amouroux, futur membre de la Commune, utilise le terme « caste ». La société (est) composée de trois castes : la bourgeoisie, le valet, les suppliciés. Les suppliciés, c’est nous [...], c’est le peuple qu’on appelle la vile multitude. Le valet est celui qui a la force dans les mains, nous opprime, un poignard d’une main et un crucifix de l’autre » (1869).  Plus précisément, chez un autre orateur : « La société s’est partagée en deux classes : ceux qui produisent sans rien posséder, ceux qui possèdent sans rien produire. » Peuple s’oppose fondamentalement à bourgeoisie. « Citoyens, la bourgeoisie est toute puissante dans l’ordre social. Elle a la propriété du sol, la jouissance du capital et le crédit. Le peuple, lui, est trop ignorant ; il frémit, il souffre sous le joug de l’ordre social » (Bachellery, 1869). « Les citoyens sont encore obligés de nourrir une classe bourgeoise qui les exploite et qui les ronge. » (Lucipia, 1869)» Le peuple est toute l’intelligence éclairée d’une nation. Le capital n’est pas aux mains des travailleurs, mais à celles des femmes perdues et des exacteurs. Aussi ai-je voué à la bourgeoisie une haine profonde. » (Peyrouton, 1869. « Nous voulons le travail, mais pour en garder le produit. Plus d'exploiteurs, plus de maîtres. Le travail et le bien-être pour tous. Le gouvernement du peuple par lui-même », proclame dans son manifeste de 1871 l’Union des Femmes.

            Il faut pourtant aussitôt préciser, et nuancer. Dans les bouches populaires, bourgeois s’affaiblit très vite simplement en « riches », ce qui en atténue sensiblement la portée. « Desnouette s’éleva contre les riches et dit que les gros cochons de riches mangeaient du bœuf tandis que les prolétaires mangeaient du cheval. » (1869). Le vieux thème revient, toujours plein de force :“ Pour faire monter le pauvre, il faut abaisser le riche ” (N. Gaillard). « Il faut que le château soit abaissé un peu et la chaumière élevée beaucoup. » (réunion de la rue Jean-Lantier, novembre 1870) ”. On entend constamment dans les clubs de 1871 : « Tous les riches doivent y passer » ; « il faut faire rendre gorge aux richards ». C’est qu’il ne s'agit là que d’une mauvaise bourgeoisie, celle des « bourgeois béats ». Ils sont à ranger dans la classe, la catégorie plus générale des « parasites ».

Si le peuple se définit par le travail (et par travail, on entendra essentiellement, presque seulement le travail manuel : « ceux qui croient travailler en tenant une plume », l’employé, le petit fonctionnaire ne sont jamais que des « chieurs d’encre »), qui ne travaille pas est un parasite. « Parasites sont les rentiers, propriétaires, boursiers et spéculateurs de tous rangs ; les rentiers font comme le clergé, ils ne produisent rien, ils prélèvent un impôt sur le travail et c’est la rente ; les propriétaires et boursiers sont dans les mêmes conditions ; dans cette catégorie de buveurs de sueur, il se trouve des gens qui crient : ‘J’ai acquis ce que je possède par mon travail et mes économies’. Comme si de nos jours on pouvait devenir millionnaire à moins d’avoir des ouvriers sur lesquels on gagne. » (Duval, ouvrier fondeur, international et blanquiste, 1869). Parasites, aussi bien que « les femmes perdues ou les exacteurs », l’armée, les administrations, le clergé. « Pichon traita les fonctionnaires de l’État comme vivant du produit des grosses sinécures aux dépens du peuple » (1869). Le citoyen G. « invite le peuple à manifester ses volontés, c'est-à-dire d'exiger la Commune, l'incarcération de tous les fonctionnaires de l'Empire, (...) de l'ancienne magistrature. » (Passage Raoul, octobre 1870). « Le clergé est toujours sous main dans les conspirations contre la liberté et l’indépendance des peuples. ”. Les trois parasitismes fondamentaux sont encore en 1871, autant sinon plus que le parasitisme bourgeois ou plutôt propriétaire, ceux que désignait en 1870 le petit patron républicain Denis Poulot : le sabre, la toge, la soutane. « Le sabre, parce que l'armée prend au peuple ses enfants, les enlève au travail, démoralise la famille et augmente le nombre des déclassés. La soutane, parce que la grande association le domine et l'abêtit. La toge, parce que la justice est trop chère et ne possède pas la parfaite indépendance que donne l'élection, et que le favoritisme est encore une puissance. » [ii] Hugo ne dira pas autre chose dans Quatrevingt Treize : « d’abord supprimer les parasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme du juge, le parasitisme du soldat. »

            On est de ce fait vite ramené au niveau du politique. Dans l’immédiat : « Presque tous les riches ont voté pour l’Empire et l’ont constamment appuyé ; ils ont amené la guerre. » La détestation du « bourgeois » se confond étroitement avec celle de l’Empire, et l’oppression bourgeoise pourrait bien n’être que seconde. « Millière dit que le peuple avait deux ennemis, mais que le principal n’était plus à redouter car il tombait en décomposition, qu’il était pourri et qu’on ne voyait plus autour de lui que ceux qui vivaient de ses émanations putrides et nauséabondes. [...] Il développa cette thèse que le second ennemi du peuple était la bourgeoisie » (1869.) Dans le passé : le peuple a été la victime des journées de Juin, et surtout du 2 décembre, qui semble bien faire oublier le précédent et qu'évoque immédiatement le “ coup ” du 18 mars. Ce 2 Décembre, « on a versé le sang du peuple dans une nuit ténébreuse »(1869). Peuple naturellement implique souveraineté du Peuple, donc République. « Nous ne voulons qu’un maître, le Peuple. » Le Peuple doit être “ maître à son tour ” (1869). « La Commune, c’est le peuple même manifestant sa volonté par la délibération légale sur les actes de ses agents. »(Club des Prolétaires). Souveraineté immédiate, totale, imprescriptible, « démocratie directe » constamment réclamée en bas : les antagonismes politiques paraissent bien primer les antagonismes sociaux.

            Avant tout, surtout, Peuple est et reste un terme ouvert. Il existe dans Paris de fortes tensions sociales, mais les hommes du peuple reconnaissent en même temps en la bourgeoisie « leur aînée » dans l’affranchissement, et ils disent constamment ne souhaiter que la réconciliation. Si pour Vallès « la coupable s’appelle la bourgeoisie », il précise aussitôt : « Il y a la bourgeoisie travailleuse et la bourgeoisie parasite. Celle que le Cri du Peuple attaque, (...) c’est la fainéante, celle qui fait des places un commerce et de la politique un métier » (Cri du Peuple, 22 mars). On retrouve le thème trop souvent pour qu’il soit seulement littéraire. Dans Le Père Duchêne, ou La Révolution politique et sociale, organe de l’Internationale ouvrière : « Quant à vous, citoyens de la bourgeoisie travailleuse, vous qui restez, non pas tous, mais quelques-uns, indifférents au mouvement qui se produit en ce moment, pourquoi cette abstention, pourquoi ces frayeurs ? N’êtes-vous pas, au même titre que les salariés, aussi directement intéressés au triomphe des idées communales ? (...) Allons, que le malentendu cesse ! Peuple et bourgeoisie travailleuse ne font qu’un ; le servage du dix-neuvième siècle, le capitalisme, s’effondre ; égarés, tendez-nous les mains. Et, nous donnant le baiser de frères - frères par le travail, qu’un seul cri s’élance de nos poitrines, menace éternelle jetée à la face de nos ennemis. Vive la Sociale ! » De l’insurgé Gérard encore, homme de lettres de fraîche date mais ancien ouvrier teinturier : « Rassurez-vous, frères qui possédez la richesse, nous n’avons nulle intention de vous ravir votre bien-être. Nous venons au contraire vous en garantir la durée. » 

            Il y a là une tension que l’on constate, un problème qu’il faut résoudre ; la bourgeoisie qui s’isole depuis 1848 et surtout avec l’Empire devrait réintégrer le sein du Peuple. La solution n’est pas seulement rhétorique. Peuple est et doit rester malgré tout fraternité ; il est requête, exigence de l’unité. C’est ce que je vois remarquablement traduit par A. Arnould. Le 4 septembre fut une première fois la réunion espérée. « Tout un peuple poussait un long soupir de soulagement. [...] C’est qu’en effet l’œuvre la plus néfaste du despotisme, c’est de séparer les citoyens, de les isoler les uns des autres, de les amener à la défiance, au mépris réciproque. [...] Depuis juin 1848, le peuple et la bourgeoisie s’étaient séparés sur des monceaux de cadavres... De cette scission était né l’Empire, et il en avait vécu. L’Empire succomba juste le jour où, sous le coup d’une grande douleur patriotique, d’une grande honte nationale, retombant sur tout le monde, la scission [...]  disparut au milieu du deuil public et de l’indignation universelle. »  Il est vrai que « le lendemain, la bourgeoisie, n’ayant plus rien à craindre que du côté du peuple, se réunit tout entière contre lui. » Mais quelques mois plus tard, à la veille de l'insurrection, les manifestations autour de la colonne de Juillet du 24 février 1871 (anniversaire de la proclamation de la Seconde République), et des jours suivants, rassemblent, réunissent à nouveau sur le thème du deuil de la défaite et de la défense de la République. Une grosse centaine de bataillons de la Garde nationale, bien plus de la moitié du total, sont présents, bataillons bourgeois comme bataillons peuple. Se refait ce qui s’était défait sitôt après le 4 septembre. D’Arnould encore : « La majorité de la population bourgeoise était d’ailleurs plutôt favorable qu’hostile à ce mouvement puissant et paisible (...). Les boutiquiers, devant leurs portes, regardaient défiler les bataillons d’un air bienveillant. Le soir, la boutique fermée, ils se rendaient, avec leurs femmes et leurs enfants, sur la place de la Bastille, se mêlaient aux groupes populaires, y prenaient part aux discussions, et pas une voix ne s’élevait pour défendre Trochu et ses collègues de l’Hôtel de ville ou de l’Assemblée de Bordeaux. » Ce sera là tout le sens, toute la portée populaire de la Fédération de la Garde nationale qui a fait le 18 mars, c’est cela qu’est d’abord 1871. L’ennemi, pour un Paris pratiquement unanime en mars, est Versailles royaliste, non la bourgeoisie parisienne, sauf la partie de celle-ci qui se ferait complice du parasitisme autrefois bonapartiste, maintenant royaliste. Et l’inverse est vrai : « C’est à Paris tout entier que Versailles en veut, c’est à ce peuple qu’on peut vaincre, mais qu’on ne peut abrutir, qu’on peut enchaîner mais qui garde dans la défaite, comme sous le joug sa libre pensée, son mépris, et sa haine de qui l’écrase. Pour ce peuple, il n’y a pas de pardon, pour cette cité, tête et bras de la Révolution moderne, il n’y a pas de merci à espérer » (Arnould). Assurément je me limite ici aux beaux moments initiaux de l’insurrection, mais on ne peut ignorer un aspect fondamental de la signification du 18 mars, et la fin tragique de l’insurrection ne doit pas occulter les espérances (les illusions) des débuts de la “ Révolution ”. Ne serait-ce là que consensus circonstanciel ? Certainement pour une part. Les années soixante avaient vu incontestablement naître (ou renaître après 1848) et s’affirmer dans les milieux travailleurs une conscience proprement ouvrière (qu’on se gardera de dire déjà conscience de classe).  Avec la crise majeure de la guerre et de la défaite, Peuple fait retour, la vieille unité populaire l’emporte sur un clivage social pourtant naguère fortement ressenti. Mais on touche ici aussi malgré tout à quelque chose de profond et l'événement insurrectionnel est justement ici révélateur. I On touche à cette identité urbaine, à cette « nationalité parisienne », étonnante quant on sait à quel rythme rapide la population se renouvelle, dans ce Paris où trois-quarts au moins des adultes sont nés en province. Il faut ici invoquer la mémoire, la remémoration de la Révolution qui n’est pas si lointaine, des récentes luttes communes en février 1848 (en dépit de juin), et, plus près encore, contre le despotisme impérial, quoi qu’en dise Arnould. Unité de Paris tout notamment contre la province rétrograde, aussitôt assimilée aux campagnes « réactionnaires », contre « les Chouans de Charette et les Vendéens de Cathelineau », les « culs terreux », « les Croquants de Bagnolet qui ont empêché la Commune dans leur village » (J.-B. Clément, Cri, 3 mai). « Vous êtes les cris des plébiscites impériaux, les écrevisses du progrès, les déserteurs de la justice, les réfractaires de la liberté. » Le seul peuple de Paris représente le « vrai » peuple de France. Certes, il existe, par bien des aspects, qui se sont accentués avec Haussmann deux villes « sociales » dans la ville. Le thème vient d’être récemment remis en lumière par les sociologues américains qui redécouvrent l’idée autrefois développée par Henri Lefèvre, que j’ai à mon tour souvent suivi, de la « reconquête de la vile par la ville ». Il y a bien opposition forte entre le Paris du centre et le Paris de la périphérie récemment développée. Il ne faut pas outrer l'opposition. Dans le IIe arrondissement central, mêlé, une nette frontière passe bien par la rue Montmartre (l’actuelle rue Notre-Dame des Victoires) entre les quartiers aisés de l'Ouest et à l'Est le quartier peuple de Bonne-Nouvelle. Aux élections du 26 mars, l'ouest de l’arrondissement a nettement préféré la liste modérée du maire républicain Tirard, l'est la gauche communeuse emmenée par Eugène Pottier. Une unité certaine subsiste pendant l'insurrection, par « esprit de corps », par républicanisme partagé, qui se marquent par une forte solidarité au sein de chaque bataillon de la garde nationale, qu’on ne quitte pas, et aussi bien entre les bataillons aussi de ces quartiers divers, même s'il faut aller (prudemment dans les deux cas) au combat, surtout s'il faut défendre l'arrondissement. [iii] L'ennemi, social, politique, n’est pas le proche ; c’est toujours un être quelque peu abstrait et lointain. Une Association républicaine de la Garde nationale de Paris, fondée en tout cas dans l'arrondissement, « presque exclusivement composée de commerçants » - et il s’agit là de gros négociants et entrepreneurs du textile de l’habillement, spécialité du quartier - déclare le 3 mai « adhérer sans réserve à la Commune de Paris. » Arnould le confirme pour le IVe arrondissement voisin qu’il représente à la Commune, les vrais quartiers bourgeois, à la vérité « aristocratiques », de l’Ouest faisant exception :     « Dans le quatrième arrondissement, les plus riches comme les plus humbles magasins restèrent ouverts, ainsi qu’aux jours de la plus grande confiance, depuis le changeur, le bijoutier et l’horloger, qui étalent des fortunes dans leurs vitrines, jusqu’au magasin de nouveauté, dont les innombrables vêtements semblaient une ironie, une provocation aux bataillons allant aux tranchées [...]. Dans quelques quartiers aristocratiques, dont les habitants avaient été porter leur peur et leur haine à Versailles, les magasins furent, au contraire, fermés et abandonnés par leurs propriétaires, et ces devantures closes qui bordaient les rues comme autant d’insultes, comme autant de menaces au peuple victorieux, restèrent respectées. Pas une ne fut enfoncée. Pas une n’eut à compter avec la colère, avec la justice de ce peuple tout puissant et poussé à bout. »

             Tout spécialement intéressant ici le témoignage de Xavier-Édouard Lejeune, employé dans un magasin de nouveautés, (il est de ceux qu'on appelle alors les “ calicots ”). Il a vingt-six ans, habite le « bourgeois » Ier arrondissement. Homme d’ordre, il ne s’engagera pas dans l’insurrection, fuira même Paris le 5 avril pour ne pas combattre. Il en comprend néanmoins, en approuve les raisons. Comme il l’écrit à un ami sitôt après l’insurrection : « On ergotera tant qu'on voudra sur le mouvement du 18 mars. La vérité est que sans lui, la République aurait fait place à un monarque. Les actes du gouvernement de Monsieur Thiers furent assez significatifs à cet égard. Projet de décapitaliser Paris. Versailles, évacué par les Prussiens, deviendrait la capitale de la France. Les Chambres y siégeraient ; toutes les lignes de chemin de fer y convergeraient, toutes les administrations de l'État y seraient transportées (...). Loi sur les échéances obligeant tous les commerçants à payer sans délai suffisant leurs dettes contractées depuis le commencement de la guerre, ce qui revenait à les acculer à la faillite [...]. Désarmement immédiat de toutes les gardes nationales de Paris et de la province. Enlèvement des canons appartenant aux bataillons de Paris [...]. Toutes ces mesures brutales excitèrent la plus vive indignation parmi toutes les classes de la société. Calicot sait ou sent bien que, par son métier notamment, « objectivement », il n'est pas peuple ; ses collègues de travail sont promis à un bel avenir : « La plupart de ces calicots étaient de futurs commerçants en herbe et fondaient, plus tard, des maisons de premier ordre à Paris ou en province. »  Mais il sait ou mieux sent tout aussi bien qu’il lui appartient profondément : « Car je ne suis qu’un individu pris dans la masse du peuple. [...]. Les prolétaires, les gens de rien comme nous, la ville multitude, comme Thiers nous avait caractérisés... » Sa famille, tout entière peuple, sa mémoire (l’oncle Jules est un vieux quarante-huitard qui a charmé son enfance des récits des luttes héroïques du Faubourg Saint-Antoine), sa culture d’autodidacte insatiable, sa faiblesse de caractère même, qu’il constate mélancoliquement, et qui fait qu’il ne sait avoir la force, l’opiniâtreté nécessaires pour s’établir - but trop souvent inaccessible de tout travailleur, le font assurément peuple. [iv]

 D’où cette représentation puise-t-elle sa force, sa « réalité » ? Il faudrait pouvoir décrire ici tout le processus de construction, puis l’évolution de cette catégorie « peuple » sur une durée longue, partant au moins de la Révolution, jusqu’au moment où, désindusrialisant l’ancien Paris, la dépression économique majeure de la fin du XIXe siècle met un terme à cette vision ou représentation macro sociale, pour laisser place peut-être, et pour un temps seulement, à « classe ouvrière ». Et ces solidarités d’habitat, de voisinage, d’habitudes qu’on vient de constater si fortes dans le vieux Paris central. Mais aussi de ce qu’il existe toujours, dans la majorité des métiers parisiens une grande proximité sociale entre les statuts divers dans le travail. Selon l’Enquête de la Chambre de Commerce de 1860 - l'observation reste valable dix ans après, on dénombre 127.413 « patrons » faisant travailler 416.811 ouvriers et ouvrières. Sur cette grosse centaine de milliers de patrons, 26.242 sont clairement désignés comme « façonniers », comme doivent l’être aussi bien une large partie des 62.199 patrons travaillant seuls ou avec un seul ouvrier. Ceux-là sont à la fois dépendants et indépendants, avec un va-et-vient fréquent de l’une à l’autre condition. Il n’y a pas de limite claire, sauf dans le cas des entreprises au sens exact du terme, rares encore, entre indépendance patronale et dépendance salariale. La seule vraie distinction se fait entre le patron ou l’entrepreneur qui accomplit sa part de travail : celui-ci est respectable, il est peuple comme les autres ; mais non l’entrepreneur commercial, simple donneur d’ouvrage, percevant sa « prélibation », à ranger parmi les parasites. On ne saurait bien sûr se contenter de ces chiffres secs : il faut lire, métier par métier, les commentaires de l’enquête qui confirment ceci à l'envi. Le « peuple travailleur » existe économiquement : c’est 500.000 « industrieux », comme aurait dit Saint-Simon, qu’il faut compter. Avec leur famille, bien près des trois-quarts des deux millions de « citoyens » que compte Paris. Et le souci fondamental de l’ouvrier parisien est la recherche, même si elle n’est presque jamais fructueuse, de l’indépendance qui confère la dignité.

Dans ce petit monde cependant, un suspect peut-être en 1870/1871, le « boutiquier » (à l'exception, naturellement du marchand de vin). Hostilité à l’encontre de « l’intermédiaire » précisément entre entrepreneur et travailleur ; hostilité due aussi bien aux difficultés du rationnement du siège ? À eux aussi tout de même, Le Père Duchêne lance l'appel : « Viens avec nous, ô boutiquier ! » En 1871, s’il y a bien reconnaissance de l’existence de classes antagonistes et de tensions entre elles, elles doivent, la Révolution faite, se fondre dans un peuple réunifié. La Révolution, c’est, du moins ce devrait être la fin de toute lutte des classes, non par extinction de l’une, mais par la réconciliation de toutes, le peuple réconcilié dans l’égalité vraie. 1871 l’affirme de bout en bout. « Plus de castes, plus de classes » (Vengeur, 30 mars). « Aujourd’hui le drapeau rouge flotte dans les airs. L'application du principe de l'égalité de tous les citoyens devant la loi politique avec les conséquences sociales qu'il implique finira par confondre tous les Français dans une seule classe, celle des travailleurs. » (Journal Officiel de la Commune, 31 mars). « (La Commune) seule peut combler le fossé ou l’abîme qui sépare le peuple de la bourgeoisie, les villes des hameaux, les industrieux des ruraux, effacer les castes, les classes, les partis en associant les intérêts... »  (Cri du Peuple 26 avril). « Il n'y aura plus d'oppresseurs ni d'opprimés ; plus de distinctions de classes entre les citoyens ; plus de barrières entre les peuples. » (Exposé de principes du comité du XIe, mars 1871). La Révolution politique et sociale, s’adresse aux bourgeois le 23 avril : « La révolution sociale qui s’effectue en ce moment (...) ne doit-elle pas, par la mise immédiate en pratique des solutions sociales librement discutées, par l’avènement décisif et le triomphe alors inébranlable de la République, fermer à jamais l’ère des émeutes sanglantes, détruire les antagonismes qui divisent les deux classes du prolétariat et du capitalisme, vous soustraire enfin au joug écrasant de ce dernier, votre ennemi autant que le nôtre. » La Révolution, ou autrement dit la République, c’est alors doit être la fin de la « lutte des classes », thème courant en ce premier XIXe siècle, mais, et cela est en même temps toujours constamment affirmé, non par extinction de l’une, mais par la réconciliation de toutes, la réunification définitive du peuple réconcilié dans l’égalité vraie.



[i][i] Les références principales sont ici : A. Arnould, Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, Lugano, 1878, mais écrite en 1871. Le Vengeur (Félix Pyat), Le Cri du Peuple (Vallès). La Révolution politique et sociale, organe des sections (de l’Internationale) d’Ivry et de Bercy réunies. Le Prolétaire,  organe du Club Saint-Ambroise et du Comité de vigilance du XIe arrondissement. Les autres citations des réunions de 1869, 1870 ou 1871 proviennent d’archives.

[ii] D(enis). P(oulot). ,Le Sublime, 1870.

[iii]  R. Tombs, « 'Prudent rebels’  : the 2nd arrondissement during the Paris Commune of 1871 », French History, 1991.

[iv]  Xavier-Édouard Lejeune, Calicot, Enquête de Michel et Philippe Lejeune, Arthaud, 1984.

Newsletter
Inscrivez vous à notre newsletter.
Je m'abonne
Je me désabonne
Site réalisé avec PowerBoutique - solution pour création boutique en ligne