La Commune elle été un mouvement social

 

La Commune est-elle été un « mouvement social » ?

 

La Commune a-t-elle été un mouvement social ? vraisemblablement. Un mouvement social urbain comme le soulignait Manuel Castells ? non moins sûrement ! (Castells 1983). Mais s’agit-il de « mouvement social » au sens où l’entendent aujourd’hui sociologues ou politologues ? Réclamant une histoire qui ne serait plus « narrative » mais « interprétative » (sic), le sociologue  propose qu’on utilise les outils qu’il a forgés pour toute étude de ces mouvements : mobilisation des ressources, construction des identités, formation du consensus … « Une des tâches majeures de la sociologie … ouverte sur la comparaison … consiste à élaborer des jeux de concepts et à les mettre à la disposition d’autres sciences sociales, en particulier de l’histoire. … » (Chazel, 2004)

Charles Tilly et Sydney Tarrow parlent plus largement de « contentious politics », de politiques de la contestation. Ils proposent également mécanismes et processus, en (trop) grand nombre. Dans les deux cas, on nous offre une « boîte à outils conceptuelle », celle de Tilly et Tarrow étant la plus riche, mais peut être  moins convaincante.

Charles Tilly était parti en autrefois de cas concrets, de La Vendée, de l’insurrection de Juin 1848, puis en est venu, par montée en généralité, à la construction d’une sorte de modèle. Il ne s’agit ici en aucune façon de revenir sur l’histoire en longue durée de la contestation qu’il a contribué à bâtir, mais on peut se demander si ses propositions d’analyse, acceptables en long terme, sont réellement opératoires pour l’étude approfondie d’UNE contestation : dans le cas présent, de la Commune de 1871 ?

 

La Commune est un événement insurrectionnel (révolutionnaire ?) qui sort de l’ordinaire. « Une révolution sans précédents dans l‘histoire », écrit alors l’un de ses acteurs ? Elle est à coup sûr bien malaisément comparable aux événements précédents de Juillet 1830, ou de février-juin 1848. Peut-on utilement lui appliquer la grille d’analyse proposée ?

 

Parlera-t-on à son propos de mobilisation, « mobilisation des ressources » ? Ce serait acceptable si, dans le cas de 1871, ce n‘était à considérablement nuancer. Le terme semble immédiatement trop fort pour définir ce qui se passe à Paris le 18 mars.

 

Pour l’adversaire versaillais, les choses sont évidentes : il y a eu complot, révolte de barbares, organisée à l’évidence par l’Association Internationale des Travailleurs, ou par tout autre groupe révolutionnaire, blanquistes, républicains extrémistes, anarchistes de tout acabit.

 

 Lorsque Versailles, le 18 mars, tente de reprendre les canons de la Garde nationale, on ne constate qu’un grand désordre spontané dans la résistance parisienne. Il ne s’agit que de ripostes locales, sans concertation aucune, à ce que les participants croient être un coup d’état contre la République. Il n’y a « mobilisation » que tout à fait minimale (une petite quarantaine de bataillons populaires du Nord et de l’Est parisiens), qui se réunissent alors dans un but purement défensif : Montmartre, Belleville, le XIe arrondissement, et, rive gauche, quelques hommes des XIIIe et XIVe arrondissements. Quand, l’après midi, « Paris » passe à l’offensive, ne se « mobilisent » encore qu’une vingtaine de bataillons des quartiers nord-est de la rive droite et une poignée de gardes nationaux du XIIIe. Rien qui permette, au soir de la journée du 18 mars, de parler de  situation révolutionnaire.

 

Il est vrai qu’il y avait eu préalablement mobilisation. Mobilisation, au moment des élections du 8 février 1871, de l’opinion républicaine patriote, qui se révèle alors fortement majoritaire dans Paris, mais n’a rien de révolutionnaire. Tout récemment, mobilisation par « fédération » de la garde nationale : mais  là encore explicitement dans le seul projet d’une défense inconditionnelle de la République. « Nous sommes la barrière inexorable élevée contre toute tentative de renversement de la République. […] La République française, puis la République universelle. [...] La Nation souveraine [...], les citoyens libres se gouvernant à leur gré... Alors ce ne sera plus un vain mot que cette sublime devise : Liberté, Égalité, Fraternité. » Ajoutons que ladite fédération n’est encore à la veille du 18 mars que dans les limbes : son Comité directeur, le Comité central n’a été définitivement désigné que le 15 mars.

Lors des élections du 26 mars, on ne peut pas dire non plus que Paris se soit réellement mobilisé en masse. Très courte, la campagne électorale a été d’une grande confusion, et jamais il n’a été question de commune révolutionnaire. 227.303 Parisiens seulement ont voté, 47,9% des 474.569 inscrits, pas même la majorité. Le Nord-est populaire est certes allé aux urnes : 76 % de votants dans le XXe arrondissement, encore 65 % dans le XIXe ;  mais déjà seulement de 55 à 60 % dans les Xe, XIe, XIIe, 53 % à Montmartre, 50 % dans le IIIe. On s’est  abstenu en masse dans les beaux quartiers du Centre et de l’Ouest, mais, on oublie trop souvent de le souligner, aussi bien dans des arrondissements très populaires de la rive gauche, XIIIe (pas même la moitié des électeurs), XIVe et XVe (un peu plus du tiers). Et les voix exprimées ne sont pas toutes allées pas à un parti qu’on pourrait qualifier, faute d’un autre mot, de « communaliste », en réalité extrêmement hétéroclite : sûrement moins de 190.000 voix, à peine 40% des inscrits. Plutôt que de mobilisation, ne faudrait-il pas parler d’un mélange confus de réactions allant peut-être de l’enthousiasme à un attentisme probablement majoritaire ?

 

On peut certes déceler les progrès d’une « radicalisation » - autre notion essentielle de la grille d’analyse - de la population parisienne, rappeler le rôle dans cette radicalisation des réunions publiques qui se sont tenues en 1869, puis pendant le siège. Mais les réunions de 1869, sont tout de même bien lointaines et elles se font dans une situation extrêmement différente ; il n’est alors jamais question d’une future « Commune » de Paris, sauf peut-être dans les quelques discours où Jules Allix défend d’un  projet de commune fouriériste, qui n’a rien ou si peu à voir avec ce projet d’un « Paris libre » énoncé en 1871.

Le siège et la guerre ont assurément renforcé cette « radicalité » parisienne, notamment le mouvement de création de clubs et de comités qui se sont multipliés à partir de septembre 1870. On y parle abondamment de « commune », mais en des sens extrêmement divers, et seulement pour l’organisation d’une guerre patriotique.

Privilégier l’explication de l’insurrection par le rôle des organisations révolutionnaires(notamment le Comité central des Vingt arrondissements et ses filiales locales), comme on a pu le proposer (Martin P. Johnson, 1996), ne résiste pas à l’analyse. Il n’y a rien de commun entre les insurrections du 31 octobre 1870 ou du 22 janvier 1871, celles-là organisées sinon suffisamment préparées et toutes avortés faute de réel soutien populaire, et le soulèvement inattendu du 18 mars. Certes, ce sont les candidats du Comité central des Vingt arrondissements qui l’emportent  en général lors des élections du 26 mars ; mais cela semble bien tenir au fait que le comité, dont l’influence a dramatiquement baissé depuis l’insurrection manquée du 22 janvier, est alors la seule force contestataire capable de proposer des candidats à peu près convaincants.

Réduire l’impact de la guerre et du siège à l’influence de réunions populaires aux programmes aussi divers que sommaires, ou de comités révolutionnaires locaux de recrutement indécis, au rôle d’ailleurs largement surestimé ne saurait suffire. La sociologie néglige trop ici le fait même de la guerre. Le siège, les souffrances endurées, la fraternité militaire dans les bataillons de la Garde nationale, quelquefois au combat, ont sûrement contribué à fortifier le sentiment de communauté, on dirait même de citoyenneté parisienne. L’avocat Jules Le Berquier, bon républicain mais qui na rien d’un révolutionnaire, en fait assez plaisamment, le 29 octobre 1870, dans un discours au Club de la Porte Saint-Martin, une description très concrète :

« Mais un jour, cette grande cité, cette fourmilière d’égoïstes et de nomades, s’est trouvée en présence d’un péril immense… Alors, citoyens, nous nous sommes trouvés en présence de tous nos devoirs, à commencer par la défense du foyer, par la défense des nôtres… Ah ! la connaissance a été rapidement faite. Entre nous tous, plus d’épaisses murailles, mais un simple canon de fusil … Pour la première fois, je l’avoue à ma honte, j’ai su les noms de tous les habitants de ma maison, et voilà que j’ai trouvé en eux, non seulement d’honnêtes gens, mais d’excellents citoyens. »

 

Pour Jérôme Lafargue - un des rares sociologues qui ait tenté d’analyser selon les normes prescrites l’événement de 1871, ce serait en réalité après les élections du 26 mars que « la Commune », (mais qu’entend-il exactement par là ? – ce ne peut être l’assemblée communale, divisée et finalement bien impuissante - s’est efforcée de mettre de l’ordre dans l’immense désordre initial qu’il a d’abord longuement décrit (Lafargue, 1997). « Si la chambre communale ne s'est que rarement engagée dans un processus de mobilisation directe, elle s'est cependant largement impliquée dans des activités de prise de décisions, de même qu'elle a tenté d'organiser la défense de Paris. En ce sens, elle a manifesté une volonté d'instaurer un ordre institutionnel pertinent. » En vérité, l’Assemblée communale s’et trouvée confrontée une situation à tout le moins surprenante, que de toute évidence elle était incapable de maîtriser : il suffit de relire les procès-verbaux confus et contradictoires de ses réunions. Elle n’est rien moins qu’unanime, sans parler de la querelle dérisoire qui l’oppose constamment au Comité central de la Garde nationale – ce qu’il en subsiste – qui voudrait se poser en pouvoir rival.

 

Pour J. Lafargue, la construction d’un ordre (très relatif) se serait faite alors grâce aux solidarités qui se sont forgées dans la Garde nationale :  « En sortant de leurs quartiers pour défendre la ville tout entière, (les gardes nationaux) ont multiplié les rencontres, facilitant les interactions entre insurgés. » Grâce au rôle de la cinquantaine de clubs qui s’ouvre à partir d’avril, à la libération d’une parole  populaire (qui se révèle en réalité bien sommaire ou confuse). Grâce aux journaux révolutionnaires qui se sont multipliés (mais pour la plupart combien éphémères, et dont il est très difficile de mesurer l’audience). Enfin, par  les solidarités « que l'on peut qualifier de naturelles, nées dans les quartiers et dans les lieux de vie avant les événements, et ne reposant pas systématiquement sur des appartenances politiques ou syndicales, ont tissé des réseaux sociaux. »

Création d’un fort maillage de solidarités. C’et alors que se serait faite la vraie mobilisation des énergies révolutionnaires. L’explication peut sembler plausible, on remarquera cependant qu’elle ne vaut pas seulement pour la période qui va de mars à mai 1871 : c’était déjà vrai de celle du siège. C’est aussi forcer la réalité : car c’est alors plutôt de  désarroi qu’il vaudrait mieux parler, bien plus que de mise en ordre, qui n’a rien de bien convaincant et n’est peut-être à bien y regarder que « démobilisation ». Lors des élections complémentaires du 16 avril : 20 % seulement des électeurs se sont déplacés ; pas même 30 % dans les quartiers populaires, un peu plus de 10 % dans les quartiers « bourgeois »

Il y avait alors à Paris au moins 200.000 gardes nationaux mobilisés. Ils ne sont que 50, 60 000 peut-être (dont une grosse moitié de gardes « sédentaires » cantonnés à des rôles de police dans leurs quartiers) lorsqu’il s’est agi d’engager un combat inégal avec Versailles sur les fronts de Neuilly/Asnières ou du sud de Paris. Ils sont infiniment moins encore, 10.000, peut-être 5.000, pendant les jours sanglants de la Semaine finale.

On pourrait arguer aussi bien que l’évolution du mouvement révolutionnaire  vers la violence - multiplication des arrestations de réfractaires, interdiction drastique de tout journal d’opposition, violence des mots, (salut public, terreur…), enfin l’exécution des otages et les incendies, pourrait bien être signe de l’affaiblissement du mouvement et de la rapide démobilisation populaire.

 

Se pose ensuite le problème du « travail de signification », de la « formation d’un consensus » en vue d’un but qui serait clair.  Au vrai, rien n’est clair dans les événements de mars/mai 1871.

 

Rappelons d’abord que Paris en révolte a hésité sur la conduite à tenir pendant une longue semaine, du 18 au 26 mars : rupture ou pas avec Versailles, avec la « légalité » versaillaise, tout de même sanctionnée par le suffrage universel. Des républicains peuvent-ils oser s’insurger contre la République, si décevante apparaisse-elle à beaucoup ?

 

Le projet, un but ? L’Internationale, le Comité central des Vingt arrondissements, (tous deux sensiblement affaiblis), puis  le comité central de la garde nationale, ont évoqué lors de la campagne pour les élections di 26 mars les « droits de la cité ». Elles permettraient à Paris de « ressaisir les libertés communales dont jouissent ailleurs les plus humbles villages » (Journal Officiel de la Commune, 22 mars) ;  « La cité doit avoir, comme la Nation, son assemblée qui s’appelle indistinctement assemblée municipale, ou communale, ou Commune, première pierre du nouvel édifice social, indestructible base de vos institutions républicaines... » (22 mars). « Le droit imprescriptible de toute cité, de s’administrer soi-même, laissant au gouvernement central l’administration centrale, la direction politique du pays » (25 mars).

Ceci dépassait-il la revendication devenue forte à Paris dans les années 1860 de « franchises municipales » interdites depuis 1851 à la capitale ? Et qu’entendre par une assemblée « qui s’appelle indistinctement municipale ou communale, ou commune ». Il est vraisemblable que les électeurs ne se soient guère attardés à ce problème. Voulaient-ils un conseil municipal, un conseil « communal », une « commune » ? Il y va tout de même du sens de cette « révolution ».

La plus claire expression des revendications parisiennes en cette « semaine de l’incertitude », ne serait-elle pas celle que formule Varlin ? «  Nous voulons un conseil municipal élu. Nous voulons des franchises municipales sérieuses pour Paris, la suppression de la Préfecture de police, le droit pour la Garde nationale de nommer tous les officiers y compris le commandant en chef, la remise entière des loyers échus au-dessous de 500 francs, une loi équitable sur les échéances ; enfin nous demandons que l’armée se retire à vingt lieues de Paris. » ,

On en aurait de multiples confirmations « en bas » et par exemple chez le menuisier  Désiré Lapie, ardent militant blanquiste acteur du 18 mars dans le XVIIIe arrondissement qui est alors l’un des plus authentiquement radicaux. Il écrit le 26 mars même à sa sœur qui est en province ;

« Nous ne voulons, ni le pillage, ni le vol ni grandeurs. Voilà ce que nous voulons rien de plus. République une et indivisible. Séparation de l'Eglise et de l'Etat ; Instruction gratuite et obligatoire pour les instituteurs laïques, suppression entière des armées permanentes, que tout citoyen soit soldat, mais dans son pays c'est-à-dire garde national.  Suppression des sergents de ville et tout argoussin(sic) ainsi que des gendarmes. […] Voilà notre programme. »

On n’a là rien de plus que des revendications strictement municipalistes et républicaines ; on est loin en tout cas de l’idée d’une République communale de Paris.

 

Dernier point : la « construction d’une identité » rebelle (ou révolutionnaire). Nos conclusions ici sont encore plus  incertaines.

Qui a été communard, qu’étaient les Communards ? Nous ne savons même pas répondre clairement à la simple question : combien étaient-ils ?

On dit trop facilement « Paris », « les Parisiens ». Mais les révolutionnaires sont à l’évidence minoritaires dans Paris. Des républicains ? Mais le tout Paris populaire est alors républicain, et tous les Parisiens républicains, loin de là, n’ont pas participé à la Commune.

 

Les sociologues nous proposent pour analyser cette identité des insurgés les deux notions qui ne manquent assurément pas d’intérêt de « catness », analyse des catégories sociales qui participent au mouvement, et de « netness », repérage des réseaux de solidarité qui se forment entre les acteurs du mouvement.

 

« Catness » : on peut en effet tenter de répertorier les professions, âges, origines, statuts les de ceux qui ont été arrêtés, et surtout condamnés à la suite de l’insurrection (Rougerie 2001, Gould, 1995). C’est offrir la possibilité d’une comparaison avec d’autres mouvements qui peuvent paraître proches, ceux de Juin 1848, éventuellement de juillet 1830. Mais c’est aussi  seulement décrire, usant de catégories sommaires, voire incertaines, sans rien vraiment expliquer. On constate que l’insurrection a été le fait d’un d’une population, d’un « peuple » composite, dont on perçoit mal ce qui fait l’unité. On se heurte ici au délicat problème de définition de ce « Peuple parisien » qui s’insurge régulièrement, et qu’on ne peut résoudre que par d’autres moyens.

 

Le seul sociologue à s’être penché sur le problème de l’identité collective des insurgés de  1871 est Roger V.  Gould. (Gould 1995) Il utilise principalement la notion de « netness », de « résiliarité » , mettant en lumière l’idée ici tout à fait pertinente de l’importance des « réseaux sociaux ».

Il y a eu selon lui, principalement dans la banlieue annexée à Paris en 1860, construction d’une identité fondée essentiellement de voisinage, et non plus de classe (comme cela aurait été le cas en 1848, comme c’est encore dans une certaine mesure le cas dans les quartiers centraux de la capitale). Identité de communauté, de proximité d'habitat, donc d'action, qui se serait forgée en réaction à la centralisation durement ressentie que représente l'opération haussmannienne de rejet de quantité de travailleurs en périphérie de la ville.  « Neighborhood became the salient collective identity in Paris in the fall of 1870 ». Charles Tilly avait déjà souligné l’importance de l’attention à porter aux lieux quotidiens (« grassroots settings »).

 

Mais se pose alors le problème de la place exacte qu’on doit attribuer à l’opération haussmannienne, à cette désappropriation d’une grande partie du populaire de sa ville, qui expliquerait sa volonté de reconquête lors de l’insurrection communale. C’est cette interprétation, au demeurant tentante, qu’avançaient  les travaux maintenant anciens d’Henri Lefebvre  sur le « droit à la ville », ou partiellement de Manuels Castells sur les mouvements populaires urbains (Castells 1983). L’idée d’une « reconquête de la ville par la ville » avait été reprise en partie dans Paris Libre (Rougerie, 1971). Au-delà d’un joli jeu de mots, la proposition n’avait-elle pas un côté bien simplificateur ?

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L’explication est contestée, à juste titre, par Gould. Il n’y aurait pas selon lui pas de signes de « loss of commmunity » à la suite de l’expulsion du populaire du Paris central, tout au contraire. La zone annexée en 1860 n’en aurait été que plus fortement structurée par des relations de voisinage, plutôt que de classe ou de métier. Loin d’affaiblir les solidarités, l’annexion aurait conduit la constitution dans les quartiers de la périphérie de solides liens locaux.

C’est là à coup sûr une hypothèse de travail, qui porte sur un point non négligeable. Le problème est d’en mesurer les conséquences réelles en 1871 : importance ou pas de cet exil auquel Haussmann a en effet condamné une forte portion des classes populaires parisiennes ? Le problème reste largement ouvert. Il existe, par exemple, une identité bellevilloise, mais celle-ci, comme les travaux de Gérard Jacquemet l’ont montré, commence seulement alors à s’affirmer en 1871, et elle est d’abord construction de la peur bourgeoise. Ajoutons que Belleville, en dépit des apparences, n’a que médiocrement participé à l’insurrection.

 

Roger Gould a pleinement  raison d’insister sur les particularismes locaux. Tout s’est fait en effet, pour l’essentiel, et ceci depuis le 4 septembre républicain dans le cadre des arrondissements : constitution des comités de vigilance républicaine, recrutement des bataillons, organisation de la police, de l’assistance et du  rationnement…  S’ il en va de même pour la période de l’insurrection, ne risque-t-on pas d’être conduit à constater en réalité que l’histoire de la Commune devrait être décomposée en somme en celle de communes locales bien distinctes, au risque de dissoudre l’idée d’un mouvement « communal » parisien. Il y a principalement la Commune du XVIIe, des  Batignolles, gérée par les membres de l’Internationale ; celle du XVIIIe, voisine mais d’inspiration très différente, plutôt blanquiste, comme l’est celle qui s’est constituée dans l’ensemble XIIIe-Ve ; celle de l’ensemble encore que constituent le XIe et Belleville, qui n’en est alors qu’un appendice, de tendance composite et surtout libertaire.

Un problème n’est pas résolu. Comment est-on passé (et est-on réellement passé ?) des solidarités toutes locales à une action collective aux dimensions de la cité entière : « jump in scale from neighborhood to citywide collective action » ? Cela n’est pas suffisamment démontré, l’analyse de Gould s’appuyant sur des arguments statistiques trop légers pour être  convaincants, voire inappropriés.

On aboutit d’autre part à une définition très restrictive de l’insurrection communale : « The communal uprising of March 18, 1871, is best understood as a movement in which the city of Paris as a whole acted collectively to defend its municipal liberties. » Mouvement pour conquérir les libertés municipales. Les historiens anglo-saxons se sont employés, non sans quelques raisons, à réfuter un schéma d’explication d’inspiration « marxiste », qui faisait de la Commune  un moment exemplaire de la lutte des classes. Il est vrai qu’il été proposé autrefois, mais il a été largement réfuté il y a maintenant bien des décennies, et aucun lecteur ou commentateur sérieux de Marx ne reprendrait aujourd’hui. Marx d’ailleurs ne parlait pas en 1871 de lutte des classes, mais de « guerre civile ». La Commune paraît bien avoir été davantage.

 

La démonstration enfin n’est pas satisfaisante en ce qu’elle ne répond pas à la question tout de même essentielle, que formulait (sans y donner de réponse satisfaisante) Ted Gurr : « Why men rebel ? », question reprise par Robert Tombs : « Qui a fait la Commune et surtout pourquoi ? » (Tombs 1999).

 

Dans l‘esquisse de portrait du Communard qu’on peut dresser (Rougerie 2009), il y a quelques éléments de réponse à la première question. Il est infiniment plus délicat de répondre à la seconde= comment en est-on venu au projet de cette utopique République de Paris, de «  Paris ville libre » ?

 

Manuel Castells par exemple a clairement résumé ce projet d’un Paris libre, mais il  ne se préoccupe gère de montrer comment s’en est développée l’idée. (Castells 1983). Et peut-on dire qu’elle fut réellement acceptée par la population parisienne, qu’il s’agissait là d’une authentique volonté populaire ?

Le 3 mars, au cours des débats pour l’édification de la fédération de la garde nationale, proposition avait été faite, incidemment, d’ériger Paris en république autonome : « Dans le cas où le gouvernement viendrait à être transporté ailleurs qu’à Paris, la ville devrait se constituer en République indépendante ». Mais ne s’agit-il pas là seulement d’une remarque jugée aventureuse, semble-t-il, par la réunion des délégués ? L’idée n’en avait pas été  reprise dans les débats.

 

On sait que l’Assemblée communale a voulu rédiger un « programme », la Déclaration au Peuple français du 19 avril 1871.

La  situation politique tout à fait  inattendue crée par le soulèvement du 18 mars exigeant en somme une justification doctrinale, apparaît alors l’idée de « Paris Libre ». Mais les interprétations de cette idée neuve mais bien utopique qu’en donne alors les journaux communalistes sont extrêmement diverses. Elles émanent de toute façon de quelques têtes « pensantes », de politiques ou d’« idéologues » souvent marginaux. Est-ce seulement la construction d’un difficile compromis entre les tendances jacobine, proudhonienne, blanquiste qui divisent l’assemblée communale, assemblée dont il est difficile de croire, étant donné sa composition au fond hasardeuse qu’elle exprime réellement les intentions réelles d’un hypothétiquement unanime « Peuple de Paris » ?

Pour Robert Tombs, la déclaration ne serait au fond  qu’une réplication un rien améliorée du programme gambettiste de Belleville en 1869 (Tombs 1999). On peut y voir aussi un accomplissement, combien imparfait, d’une réflexion déjà élaborée en 1850 et 1851 sur ce que devrait être la constitution d’une vraie république, réellement démocratique et sociale (Rougerie 2009). C’est là interprétation idéologique possible, mais reconstruite a posteriori, et qui ne décrit en rien ce que pensent réellement les « insurgés »

L’idée formulée alors est imparfaite, passablement confuse. N’oublions pas ce que Vaillant pouvait reprocher à ses pairs de l’assemblée communale : « Nous ne somme qu’un petit parlement bavard. » Cela reste au demeurant de l’histoire vue « d’en haut » quant il faudrait tenter d’apercevoir surtout  ce qui se passe en bas : comment les acteurs populaires de l’insurrection vivaient-ils, voyaient-ils cette révolution politique et sociale qu’ils croyaient être en train de réaliser ?

 

 Nous n’en avons que des traces médiocres, de courts fragments, des bribes confuses de séances de clubs, des « définitions » bien sommaires.

 

D’un petit patron ébéniste : «  En politique, je veux la souveraineté du Peuple la plus étendue, toutes les libertés sans autre limite que la liberté d'autrui. […] Un impôt unique sur toute propriété, Instruction gratuite et obligatoire […] en un mot toutes les Réformes que réclame notre mauvaise organisation sociale et politique. »

 

D’un peintre d’enseignes du XIe arrondissement, candidat au concours de recrutement d’officiers d’état-major : « J'entends par socialisme, les hommes s'unissant dans une même politique, au point de vue de l'Union, pour faire la force d'un pays, au point de vue matériel, en s'unissant en coopération soit collective ou individuelle pour tout ce qui a rapport au Commerce aux Sciences et aux arts et établir par cette coopération la vie à bon marché… »

 

Aspiration à un maximum de libertés politiques et de mieux être, portée par la revendication radicale mais redoutable d’une démocratie « directe », cela suffit-il à définir une révolution « démocratique et sociale » ?  Et dans un Paris populaire loin d’être unanime ne pourrait-on  aller jusqu’à se demander si ne serait pas plutôt un esprit de conciliation qui y domine ? Les républicains modérés ont constitué une Ligue d’Union républicaine pour la Défense des Droits de Parsi. Ils disaient, peut-être avec raison, représenter « cent cinquante mille neutres, au moins en fait, qui assistent dans Paris au drame dont le dénouement par la force ne saurait être bon, ni pour les uns, ni pour les autres. » ll y avait certes dans Paris d’authentiques républicains révolutionnaires, pour combien  d’indécis ou de « neutres » ?

 

On peut regretter ici l’oubli quasi total dans lequel a été laissé le travail maintenant ancien d’André Decouflé, La Commune de 1871, Révolution populaire  et Pouvoir révolutionnaire, assurément contestable mais riche d’aperçus (Decouflé, 1969). L’auteur – un politologue – s’attachait à décrire la souveraineté populaire révolutionnaire comme « spontanéité », d’ailleurs dangereusement anarchisante, et difficile, voire impossible à discipliner, à dompter pour les « gérants » qu’elle se donnait. Spontanéité, gérants (et nullement « leaders », comme les désignent les sociologues d’aujourd’hui) : autant de termes qu’on a abandonnés, sans chercher à creuser. 1871 n’était-il pas en train de répéter les conflits et les drames 1792/1793, de cette grande révolution populaire dont on ne cessait justement d’invoquer la mémoire ? Drames et conflits qui seront le propre de tant de révolutions ultérieures.

 

 

Les sociologues enfin parlent trop volontiers de tactique, de stratégie, de « logique » de l’action collective, d’action qui serait rationnelle, de « décideurs collectifs rationnels » ; un mouvement social serait un « agir ensemble intentionnel dans une logique de revendication ».. La logique du développement révolutionnaire est établie en vérité a posteriori, avec tous les risques d’interprétation excessive que cela comporte L’historien suit, lui, pas à pas le cheminement d’une action qui n’est pas forcément logique.

 

Il ne s’agissait pas ici de chercher à démolir nos constructions actuelles d’une difficile histoire de la Commune, mais de rappeler nos incertitudes, voire nos inquiétudes. L’analyse selon la grille finalement réductrice des révoltes urbaines, appliquée à l’événement de 1871, ne peut rendre compte du caractère imprévu, on pourrait presque même dire accidentel de l’événement de 1871, ni de la logique au fond si peu raisonnable de son déroulement, du caractère à la fois utopique et aventureux de ce qu’il convient mieux d’appeler la révolution de 1871.

 

Il y a surabondance  des travaux, avec corrections, hésitations, ajouts, sur ce qu’on entend par « mouvement social ». L’impression est que nous avons affaire à un concept ondoyant, qui « s’enrichit » (enrichissement ou complexification toute pragmatique ?) chaque fois que la recherche empirique soulève une ou de nouvelles questions, qui exige des ajustements constants, se compliquant sans cesse par apports souvent contradictoires. L’historien préfèrera parler plus platement d’insurrection ou de révolution, dont le sens exact est toujours malaisé à cerner.

  

Sociologues, politologues, considèrent en fait le travail historien comme définitif, achevé, accompli. Ainsi que le soulignait Ricœur, « la vérité en histoire reste en suspens, plausible, probable, contestable, bref toujours en cours de réécriture. » Viendront sûrement des historiens critiques de ce qui est aujourd’hui admis. Le squelette interprétatif proposé tiendra probablement, au prix de quelques additions ou corrections. Mais en vérité à quoi bon s’il efface la richesse toujours renouvelée de lectures plus approfondies.

 

 

                                                                                       Jacques Rougerie, Paris ; Robert Tombs, Cambridge

 

 

 

Castells (Manuel), The City and the Grassroots: A Cross-Cultural Theory of Urban Social Movement, University of California Press, 1983.

 

Chazel (François), « Sur quelles bases établir des relations stables entre historiens et sociologues », in Massimo BORLANDI et Giovanni BUSINO (sous la direction de), "La sociologie durkheimienne : tradition et actualité.", Revue Européenne des Sciences Sociales, tome XLII, 2004, n° 129, pp. 63-67.

 

Decouflé (André), La Commune de Paris (1871). Révolution populaire et pouvoir révolulionnaire, Paris, Cujas, 1969.

 

Gould (Roger V,), Insurgent Identities, Class, Community and Protest in Paris from 1848 to the Commune, University of Chicago Presse,  1995, 253 p.

 

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